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Wanted : Un vaccin contre la rougeole

Comment le virus de la rougeole a été capturé et apprivoisé au temps du Far West de la vaccinologie.

  • 16 mai 2022
  • 9 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Préparation du vaccin contre la rougeole sur œufs de poule embryonnés. OMS via Images de l'histoire de la médecine (NLM)
Préparation du vaccin contre la rougeole sur œufs de poule embryonnés. OMS via Images de l'histoire de la médecine (NLM)
 

 

En janvier 1954, la rougeole fait des ravages dans le pensionnat de garçons de la Fay School, établissement centenaire situé à Southborough, dans le Massachusetts. Un jeune médecin chercheur se présente à l'infirmerie avec son sac rempli de matériel stérile : des seringues et des tubes pour effectuer des prélèvements de sang et de gorge. Il va d’un malade à l’autre, annonçant à chacun1 : « Jeune homme, vous êtes aux avant-postes de la science ».

Quand on a démontré l’efficacité d’un vaccin, on n’a gagné que la moitié de la bataille. Le vaccin doit être non seulement extrêmement efficace, mais aussi extrêmement sûr.

Ce médecin, c’est le Dr Thomas Peebles. Il a été envoyé à l'école par le Dr John F Enders, un microbiologiste de Harvard qui, cette même année, obtiendra le prix Nobel de physiologie ou de médecine avec deux autres collègues, pour avoir découvert que le virus de la poliomyélite pouvait être cultivé in vitro sur des cultures de tissus autres que le tissu nerveux.

Cette percée, qui facilitait la manipulation du poliovirus en laboratoire, avait ouvert la voie au développement du premier vaccin contre la poliomyélite, qui allait bientôt entrer dans la phase finale des essais cliniques. En moins de deux ans, le vaccin allait vaincre cette maladie paralysante mortelle, une des plus redoutées de l'Amérique d'après-guerre.

Premier objectif : Attraper le virus de la rougeole

Pour Enders, la rougeole est la nouvelle cible à atteindre. La maladie est due à l’un des virus les plus contagieux que la médecine connaisse. Elle se propage rapidement, entraînant chez ceux qu’elle atteint de fortes fièvres et des éruptions cutanées qui sont, dans le meilleur des cas, très inconfortables. Au pire, le virus provoque des encéphalites et des pneumonies, qui peuvent tuer en quelques semaines, parfois aussi, à retardement : quelques rares infortunés sont frappés, des années après leur première rencontre avec le virus, par une maladie dégénérative du cerveau invariablement mortelle appelée panencéphalite sclérosante subaiguë (PSSA).

Les épidémies comme celle de Fay étaient loin d'être rares. Au milieu des années 1950, la rougeole infectait quelque 500 000 Américains chaque année et en tuait environ 500. Ailleurs dans le monde, de grandes épidémies survenaient tous les deux à trois ans et les taux de mortalité étaient généralement bien plus élevés dans les autres pays, moins riches que les États-Unis.

En Afrique de l’Ouest, dans les savanes de la ceinture sahélienne, par exemple, on savait que les épidémies de rougeole tuaient près de 25 % des enfants infectés ; au Chili, on estimait que la moitié de tous les décès dus à des maladies infectieuses chez les enfants étaient attribuables au virus de la rougeole. Pour Enders et son équipe, il n’y a aucun doute : en éliminant la rougeole, on pourrait sauver des millions et des millions de vies en quelques années seulement.

C’est ainsi que Peebles, à peine sorti de l'école de médecine, se retrouve au milieu d’adolescents couverts de taches rouges, un écouvillon à la main. Il leur explique que lui-même et son équipe espèrent réussir une première historique, à savoir cultiver in vitro le virus qui se réplique dans leur corps. « Si nous y parvenons, votre nom figurera dans notre rapport scientifique relatant la découverte », leur dit-il. « Alors, vous êtes partants ? »

Les garçons sont partants. Le virus, un peu moins. Pendant des semaines, il se cache, insensible aux efforts de Peebles ; impossible de l’attraper.

Et puis, début février, Peebles introduit le prélèvement de David Edmonston, un des internes de la Fay School âgé de 13 ans, dans le flacon qui contient des cellules rénales humaines en culture (encore une innovation de Enders, qui va se révéler révolutionnaire). Au microscope, Peebles constate que les cellules commencent à changer de forme : elles pourraient bien avoir été infectées par le virus prélevé dans la gorge d’Edmonston.

Peebles appelle Enders. Pour vérifier que c’est bien le virus qui est à l'origine du changement observé dans le flacon, ils inoculent le produit à des singes de laboratoire. Bientôt, les singes présentent des éruptions cutanées révélatrices et des pics de fièvre. L'équipe est arrivée à capturer le virus de la rougeole.

Il reste maintenant à le domestiquer.

Procéder par tâtonnement

Le principe de la vaccination est fondamentalement toujours le même depuis les années 1790, lorsqu’Edward Jenner avait prouvé que l'infection par le cowpox (virus de la variole de la vache, ou vaccine), virus bénin apparenté à celui de la variole mortelle, pouvait générer une immunité protectrice contre son dangereux analogue. Cent ans plus tard, Louis Pasteur avait montré qu'en l'absence d'un virus "vaccin" naturel pratique, un agent pathogène pouvait être atténué, ou affaibli – mais pas trop – juste assez pour fonctionner comme son propre vaccin, c’est-à-dire pour induire une immunité, mais sans provoquer la maladie.

Mais comment y parvenir ? Il n'y avait pas de feuille de route, pas de formule infaillible. Comme le confiait en 2020 le Dr Paul Offit, auteur de Vaccinated: One Man's Quest to Defeat the World's Deadliest Diseases et co-inventeur d'un vaccin contre le rotavirus, dans un podcast Radiolab. « C'est une question d’instinct et de jugement. Il faut essentiellement procéder par tâtonnement. »

Il semblait logique de pouvoir modifier le virus d’Edmonston en le cultivant sur différents types de cellules. L'équipe commence donc avec ce qu’elle trouve à portée de main : des placentas, récupérés dans les poubelles d'une maternité voisine.

« Enders, fidèle à sa démarche habituelle, sobre mais innovante, suggère de retirer la membrane qui entoure ces placentas mis au rebut et de tenter d’isoler les cellules amniotiques humaines », se souviendra des années plus tard le Dr Samuel L Katz, un autre membre de l'équipe. Après 24 passages dans des cellules rénales humaines, la rougeole se réplique efficacement dans les cultures de cellules amniotique. Enders « a alors suggéré que si le virus se développait facilement dans les cellules amniotiques humaines, peut-être se répliquerait-il également dans les mêmes tissus, mais d’origine animale », écrit Katz.

Le Dr Katz examine un singe vacciné.
Dr Katz examines vaccinated monkey.

En pratique, cela voulait dire des œufs de poule embryonnés. Après six passages dans les œufs de poule, suivis de 13 passages dans du tissu embryonnaire de poulet, la première inoculation expérimentale du virus ainsi modifié (ou du vaccin potentiel) peut enfin avoir lieu. Le produit de culture est injecté à des singes vivants.

« Contrairement [au virus non modifié cultivé dans des cellules rénales humaines], le virus produit sur cellules de poulet n’entraîne aucune éruption cutanée, aucune virémie [présence de virus dans le sang] détectable mais néanmoins... il induit des anticorps neutralisants », écrit Samuel Katz.

En 1958, l'équipe juge son vaccin prêt à être testé chez les humains. Dans ce qui peut être considéré comme l'un des épisodes les plus contestables de l'histoire du vaccin contre la rougeole, ils trouvent leurs premiers sujets dans les institutions publiques pour enfants présentant un retard de développement.

Pour justifier d’avoir soumis des enfants très vulnérables à cet essai, on a invoqué parfois le fait que les épidémies de maladies infectieuses étaient très fréquentes dans ces établissements où les conditions de vie étaient mauvaises. En d'autres termes, si le vaccin marchait, ce serait tout bénéfice. Mais en réalité, à cette époque, les enfants placés en institution étaient fréquemment utilisés pour des expériences scientifiques, parfois sans que l’on puisse prétendre que cela puisse éventuellement les aider. D'un point de vue éthique, au milieu du XXe siècle, les avant-postes de la science médicale se situaient dans un Far West sans foi ni loi2.

S’agit-il d’un vaccin ou d’un isolat ?

Le soulagement a toutefois dû être immense lorsque ces premiers essais sur des êtres humains ont montré que le produit d'Enders protégeait extrêmement bien contre la rougeole. Dans une des institutions publiques pour handicapés mentaux où avait eu lieu la vaccination, une épidémie de rougeole éclate six semaines après la vaccination, réalisée par Samuel Katz, de 23 des pensionnaires. De nombreux enfants, dont ceux du groupe témoin, tombent malades, mais aucun des enfants vaccinés ne présente des symptômes.

Mais le vaccin d'Enders provoque également d’importants effets secondaires. La plupart des enfants vaccinés ont de la fièvre. Environ la moitié d’entre eux développent des éruptions cutanées. Le Dr Maurice Hilleman, qui dirigeait alors le laboratoire biologie cellulaire et de virologie de la société pharmaceutique Merck, reprend le vaccin d’Enders pour le tester, le produire et le distribuer commercialement. Interviewé par Paul Offit, il raconte : « Le vaccin était incroyablement toxique. Certains enfants avaient tellement de fièvre qu'ils faisaient des convulsions. La souche d’Enders était ce qu'il y avait de plus proche d'un vaccin, mais pour moi, ce n'était qu'un isolat. Il n'avait pas vraiment réussi à produire un vaccin ».

Le Dr Hilleman (debout) chez Merck avec un collègue.
Le Dr Hilleman (debout) chez Merck avec un collègue.

Qu’est-ce qui définit un vaccin ? Le fait d'offrir une protection contre une infection à venir est, bien entendu, un élément de définition important. Mais l'inoculation du virus non modifié de la rougeole, sauf si elle est fatale, permet tout aussi bien d’immuniser le patient contre toute nouvelle infection. Quand on a démontré l’efficacité d’un vaccin, on n’a gagné que la moitié de la bataille. Le vaccin doit être non seulement extrêmement efficace, mais aussi extrêmement sûr.

L'antigène d’Enders présentait plusieurs avancées scientifiques dans la bonne direction, mais pour pouvoir être utilisé dans le monde entier contre la rougeole, il fallait l’améliorer. C’est alors qu’est intervenu Maurice Hilleman, ce scientifique du Montana, aussi bourru que brillant, et résolument pragmatique. La découverte des travaux de Darwin dans son enfance l'a conduit vers la science et l'a éloigné de l'église, mais il a toujours conservé de ses origines paysannes et luthériennes une éthique du travail qui l'a propulsé vers une carrière caractérisée par le dépassement de soi et la modestie. C’était l'homme idéal pour ce travail.

Le passage de relais

La première solution correspond plus à une rustine qu'à un véritable changement. Hilleman fait appel à un pédiatre, Joseph Stokes Jr, expert en gammaglobulines (partie du plasma sanguin qui contient les anticorps). En 1962, Stokes, Hilleman et l'équipe de Merck montrent qu'une petite dose de gammaglobuline injectée en même temps que la piqûre d'Enders atténue massivement les effets indésirables du vaccin. Alors que 85 % des enfants vaccinés avaient eu de la fièvre en l'absence d'immunoglobuline, ils n'étaient plus que 5 % à avoir de la température après l'injection.

Vaccination contre la rougeole en 1962 en Haute-Volta (Burkina Faso)
Vaccination contre la rougeole en 1962 en Haute-Volta (Burkina Faso)

Mais ce schéma de vaccination en deux temps était difficile à appliquer. Hilleman, qui possédait un talent incomparable pour le délicat travail d'atténuation et de production de masse, se met à modifier encore la souche d’Enders : il lui fait subir 40 passages supplémentaires dans des cultures de cellules d'embryons de poulets. Toujours utilisé aujourd'hui, l'antigène ainsi obtenu, appelé "Moraten" pour "More Attenuated Enders", a commencé à être commercialisé sous le nom d'"Attenuvax" en 1968. En 2000, la rougeole est déclarée officiellement éliminée aux États-Unis.

Le témoin tombe au moment du passage du relais

Mais à la fin des années 2010, au milieu de campagnes antivaccination tapageuses et souvent trompeuses, de nouvelles épidémies de rougeole apparaissent à travers les États-Unis, et gagnent du terrain dans les poches de populations non vaccinées.

Au milieu de cette marée montante d'infections, un père regrette de ne pas avoir fait vacciner son fils quand il était petit. « Je comprends bien maintenant pourquoi notre décision [de ne pas vacciner] était moralement mauvaise, déclare cet homme, David Edmonston, aujourd'hui septuagénaire. « J'ai changé ma façon de voir les choses. »

Il se souvient alors de sa propre rougeole, de l’état de confusion dans lequel il était plongé par la fièvre, de l'éruption cutanée, ainsi que du chercheur qui lui avait rendu visite à l'infirmerie de son pensionnat et lui avait offert une chance de passer à la postérité en inscrivant son nom aux côtés de celui des pionniers de la science, de jouer un rôle historique, même s’il était insignifiant, dans la protection de millions et de millions d'enfants dans le monde.

C'est « vraiment trop dommage » d'apprendre que les cas de rougeole sont à nouveau en hausse, a-t-il déclaré aux journalistes en 2019, alors que New York déclarait un état d’urgence sanitaire en raison de la propagation, parfaitement évitable, de ce virus. « Ç’est une maladie tellement affreuse ».

Aujourd'hui, plus de 80 % des enfants dans le monde ont reçu au moins une dose de vaccin qui les protège contre la rougeole. Selon l'OMS, rien qu'entre 2000 et 2015, le vaccin contre la rougeole a sauvé environ 17,1 millions de vies dans le monde."


1. Cité dans Vaccinated: One Man’s Quest to Defeat the World’s Deadliest Diseases de Dr Paul Offit, à qui cet article doit beaucoup.

2. Selon les termes de Heather Radke

Images credit

Mission, measles: the story of a vaccine [Mission, rougeole : l'histoire d'un vaccin] ; un film de Merck Sharp & Dohme, produit en 1964, et répertorié comme appartenant au domaine public (page Collections numériques de la Bibliothèque nationale de Médecine des États-Unis).