« Juste deux gouttes : voilà ce qui m'a manqué » : Harold Kipchumba, vétéran de la lutte contre la polio
Harold Kipchumba, ancien sénateur kenyan, a passé des décennies à militer pour le vaccin qu’il n’a jamais reçu.
- 24 octobre 2024
- 7 min de lecture
- par Joseph Maina

En grandissant, Harold Kipchumba rêvait de rejoindre l’armée kenyane. En 1986, à 22 ans, il s’est présenté avec des béquilles lors d’une session de recrutement militaire, mais il a été recalé d’emblée : son handicap le rendait inapte à l’armée, lui a-t-on dit.
Kipchumba a contracté la polio à l’âge de trois ans, ce qui a entraîné une paralysie permanente des deux jambes.
Né dans les années 1960 dans le district isolé de Baringo, Kipchumba a vu le jour bien avant que le vaccin ne soit disponible. Les deux premiers vaccins contre la polio – celui de Jonas Salk et celui d’Albert Sabin – ont été lancés aux États-Unis en 1955 et 1961 respectivement, mais ils ne sont arrivés dans les pays africains qu’au cours des années 1970.
« De nos jours, il est facile de prévenir la polio, il suffit d'un vaccin. Aujourd’hui, les gens vaccinent les bébés du quartier. À l’époque, ces vaccins n’étaient tout simplement pas disponibles. »
- Ruth Kobilo Kimuge, 94 ans, mère de Kipchumba
Lorsque le vaccin a finalement été introduit, il a eu un impact considérable. Aucun cas de polio n’a été enregistré au Kenya durant les 22 années qui ont suivi 1984.
Mais en 2006, la polio a fait son retour. Heureusement, Kipchumba avait déjà trouvé sa voix et sa cause.
Une maladie mystérieuse
« Il nous a fallu beaucoup de temps pour découvrir de quoi souffrait mon fils », raconte Ruth Kobilo Kimuge, aujourd’hui âgée de 94 ans, lors de sa première interview. Elle se souvient avoir parcouru le pays à la recherche d’un remède pour son garçon. Les médecins ont prescrit plusieurs traitements, mais aucun n’a fonctionné.

Crédit : Joseph Maina
« Un médecin américain nous a finalement informés qu'il s'agissait de la polio. Il nous a dit qu’il n’y avait pas de remède à cette maladie », se souvient Kobilo. C’était un après-midi ensoleillé de septembre, et elle était assise sur le balcon de la maison de son fils près de la ville de Nakuru.
La stigmatisation pesait lourdement sur la famille. Avoir un enfant handicapé lui valait des regards de pitié et des moqueries de la part de ses proches et de la communauté, certains allant jusqu’à dire que Kobilo était maudite. Face à cette tension croissante, le père de Kipchumba, aujourd’hui décédé, a pris une deuxième épouse.
Kobilo a ressenti un certain soulagement lorsque des missionnaires catholiques ont remarqué son fils à l’hôpital et ont proposé de l'emmener avec eux pour des soins spécialisés et une éducation. Kipchumba les a accompagnés, a fait ses études dans un foyer pour enfants, nourri par ses rêves militaires, et a grandi.
« De nos jours, il est facile de prévenir la polio, il suffit d'un vaccin. Aujourd’hui, les gens vaccinent les bébés du quartier. À l’époque, ces vaccins n’étaient tout simplement pas disponibles », dit Kobilo avec nostalgie.
Trouver sa voix
Kipchumba explique qu’il a été « piqué par le virus de l’activisme » durant ses années d’école. Doté d’un talent exceptionnel pour l’éloquence, ce don lui a été précieux à de nombreuses occasions.
Même lorsqu’il s’est présenté courageusement sur ses béquilles ce jour de 1986 au stade de recrutement, sans prêter attention aux regards appuyés des autres candidats, il militait déjà pour la cause des personnes handicapées.
Se remémorant cet événement, il confie à VaccinesWork qu’il savait qu’il n’avait aucune chance d’être recruté. Néanmoins, il souhaitait montrer aux officiers supérieurs de l’armée que les personnes handicapées pouvaient aussi contribuer aux besoins de défense du pays, en occupant des postes administratifs, tels que dactylographes ou réceptionnistes.

Crédit : Joseph Maina
Au début des années 2000, il a commencé à défendre activement la vaccination et les droits des personnes handicapées, en particulier pour les enfants. En 2013, à la suite d’une épidémie de polio en Somalie, il s’est engagé dans la promotion du vaccin contre la polio, collaborant étroitement avec des personnalités influentes, dont Margaret Kenyatta, alors Première Dame du Kenya.
« À cette époque, j’étais sénateur », explique Kipchumba, qui a été nommé sénateur durant six mois à partir de mars 2013, aboutissement d'années de militantisme depuis son abandon des études universitaires dans les années 1980.
« La Première Dame avait lancé un programme sur les soins de santé maternelle. À ce moment-là, le ministère de la Santé menait activement des campagnes contre la polio. J’ai suggéré aux responsables du ministère d’écouter les survivants de la polio, et heureusement, ils m’ont entendu. J’ai ensuite demandé à la Première Dame si je pouvais devenir l’ambassadeur de la lutte contre la polio dans le pays, et elle a accepté ».
Faire sensation
Il se souvient que sa première intervention dans ce rôle a eu lieu à Nyali, sur la côte kenyane.
« J’ai fait un discours sur la douleur de vivre avec la polio, et de nombreux militants pro-vaccin ont retenu une phrase de ce discours : j’ai dit que j’avais manqué beaucoup de choses dans la vie simplement parce que j’avais manqué deux gouttes de vaccin ».
Kipchumba a prononcé un autre slogan fort que les autorités sanitaires kenyanes ont rapidement repris dans leurs campagnes de sensibilisation.
« Dans un bidonville du comté de Kiambu, lors du lancement d’une campagne de vaccination contre la polio, j’ai dit : ‘Si ma mère avait su, elle m’aurait fait vacciner’. Ce slogan a été utilisé dans la publicité nationale contre la polio. Il a touché beaucoup de gens, et le ministère de la Santé s’en est servi pendant un certain temps ».
En 2015, Kipchumba a été nommé Personnalité de l’année par l’ONU au Kenya pour son rôle dans la lutte contre les maladies évitables par la vaccination. Cette même année, un autre ancien sénateur, le professeur Anyang' Nyong'o, a rendu hommage à Kipchumba dans un vibrant discours au Sénat kenyan.
Pour aller plus loin
« Le sénateur Kipchumba a beaucoup apporté à ce Sénat et à notre pays », a déclaré Nyong'o. « Nous sommes fiers de sa détermination, non seulement pour la défense des droits des personnes handicapées, mais aussi pour garantir qu'une maladie invalidante comme la polio soit éradiquée de la surface de la terre ».
Faire la différence
Harold Kipchumba est fier de l'impact qu'il a eu sur la sensibilisation à la vaccination contre la polio, en particulier parmi les communautés réticentes à cette pratique.
« Nous avons tendu la main à des communautés hésitantes, notamment des groupes religieux, des communautés autochtones et certains comtés reculés du Kenya. Nous avons également réussi à toucher des groupes sous-protégés, comme les communautés fermées, certaines élites réticentes aux campagnes publiques de vaccination, ainsi que des groupes urbains spécifiques. »
Lors d’un entretien téléphonique, Lillyan Mutua, responsable de la promotion de la santé pour le comté de Nairobi, a expliqué à VaccinesWork ce que l’activisme de Kipchumba avait apporté dans la région de la capitale :

Crédit : Lillyan Mutua
« Nous l’invitons pour parler aux gens et leur rappeler que la polio est une menace bien réelle. Il nous accompagne également lors de nos réunions de sensibilisation, où il partage son histoire personnelle. Cela s’est révélé très efficace, car il est un excellent conteur et sait comment toucher émotionnellement les gens pour qu’ils prennent au sérieux la question de la vaccination contre la polio.
« Parfois, lorsque nous faisons face à des réticences dans certaines communautés, nous l’amenons avec nous. Il est également présent lors des lancements de campagnes. En tant que champion national de la lutte contre la polio, il aide également d’autres personnes à partager leurs histoires. Il a accompli un excellent travail auprès des sectes, des communautés fermées et de certains groupes ethniques qui hésitent à se faire vacciner. Chaque fois qu’il parvient à convaincre une communauté, celle-ci finit par devenir un défenseur de la vaccination. »
Abraham Sumukwo, clinicien au Département de la Santé du comté de Baringo, a expliqué à VaccinesWork qu’il travaillait avec Kipchumba depuis plus de vingt ans, principalement sur la défense des droits des personnes handicapées et la promotion de la vaccination : « J’ai commencé à collaborer avec Kipchumba en 2002, à une époque où il n’y avait pratiquement aucune initiative communautaire structurée dans notre région. Nous avons sensibilisé les familles d’enfants atteints de polio à leurs besoins spécifiques, en leur montrant que ces enfants sont normaux et ont les mêmes besoins que n’importe qui d’autre. »
En étroite collaboration avec les médias locaux, ils ont également sensibilisé les communautés à l’importance de la vaccination contre la polio et d’autres maladies évitables par la vaccination. Sumukwo a expliqué que lors des journées de vaccination contre la polio, Kipchumba installait une tente dans les centres de vaccination, où il parlait avec les enfants et les parents, tout en administrant les vaccins contre la polio. Ces efforts, combinés aux campagnes de plus grande envergure, ont permis d’augmenter significativement la couverture vaccinale dans le comté de Baringo, en particulier dans les régions arides habitées principalement par des communautés pastorales, où la couverture vaccinale avait toujours été plus faible.
« Nous avions autrefois une couverture vaccinale d’environ 30 à 40 % dans les plaines du comté de Baringo. Ce chiffre est maintenant passé à 75 % », a précisé Sumukwo, ajoutant que cette augmentation s’est produite au cours des vingt dernières années, en particulier dans les zones arides du comté où la couverture vaccinale était historiquement très faible.
En plus de son travail de plaidoyer pour la vaccination, Harold Kipchumba est le fondateur et directeur de Bare Care, une organisation qui défend les droits des personnes handicapées, les droits humains et la bonne gouvernance.
Davantage de Joseph Maina
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