Les vieux antivax

Depuis que les vaccins existent, une minorité de militants antivax s'est donné pour mission de soulever la population contre la vaccination. En 1885, ils ont réussi à se faire entendre à Montréal, ce qui a eu des conséquences dramatiques.

  • 14 avril 2021
  • 5 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Le magazine The Anti-Vaccinator d'Alexander M. Ross (numéro d’octobre 1885)
Le magazine The Anti-Vaccinator d'Alexander M. Ross (numéro d’octobre 1885)

 

Fin février 1885, un train en provenance de Chicago arrive en gare Bonaventure de Montréal avec, à son bord, une passagère particulièrement dangereuse : la variole. Le conducteur du train, George Longley, est fiévreux et couvert de pustules. Il est alors soigné à l'Hôtel-Dieu. Il survit et se rétablit, mais entretemps, une blanchisseuse nommée Pélagie Robichaud s’est contaminée avec les draps infectés du malade. Elle meurt le 2 avril, suivie de près par sa sœur Marie. À la fin de l'été, la variole est partout. En novembre, lorsque l'épidémie finit par s’éteindre, près de deux pour cent de la population de Montréal a été décimée, et parmi les survivants, nombreux sont ceux qui en sont restés marqués à vie ou sont devenus aveugles. La plupart des victimes sont des enfants.

Si elle avait pu voir la fin du siècle, Laura Little aurait eu la surprise d'apprendre que la vaccination, qu’elle décrit comme un « échec flagrant » dans le fascicule qu'elle a publié en 1918, avait réussi à éradiquer complètement la variole.

Le vaccin testé et décrit pour la première fois par Edward Jenner en 1796 avait déjà près d'un siècle et était largement utilisé. Pourquoi la ville de Montréal est-elle restée si vulnérable à une maladie que l'on pouvait prévenir de façon fiable et dont le taux de mortalité peut atteindre 40 pour cent ? La réponse, c’est qu’une autre épidémie commençait à balayer la ville, l’hésitation face à la vaccination, dont la vague dépassait largement celle de la maladie. La résistance à la vaccination était particulièrement prononcée dans l'est de la ville, zone habitée majoritairement par des Canadiens français, généralement plus pauvres ; à la fin de l'année, les Canadiens français représenteraient 90 pour cent des morts.

L'anxiété suscitée par la vaccination était à l'époque, comme elle l'est encore aujourd'hui, le produit d'un cocktail complexe de forces politiques et sociales, de croyances profondément ancrées et d’incompréhension des progrès de la médecine, lesquels semblaient contre-intuitifs pour beaucoup. Ce qui n'a pas aidé, c'est qu'au printemps précédent, un lot de vaccins contaminé avait provoqué des infections cutanées chez des patients, après quoi les efforts pour vacciner Montréal et endiguer la propagation de la variole avaient été momentanément interrompus...

À l'époque, comme aujourd'hui, les militants antivax se sont fait un devoir de transformer l'inquiétude en un vaste mouvement. Lorsque le Conseil de santé avait annoncé en septembre que la vaccination contre la variole allait être obligatoire, des émeutiers avaient envahi le bureau de santé de la branche de l'East End.

Ce dessin de Robert Harris est intitulé « Incident lors de l'épidémie de variole à Montréal ». Il montre la police sanitaire emmenant des malades en faisant usage de la force pour les isoler, au moment des émeutes antivaccination de 1885.
Cette image appartient au domaine public.

Il s'est avéré que la désinformation se répandait aussi bien chez les anglophones que chez les francophones. Le Dr Alexander M. Ross, médecin et éditeur de The Anti-Vaccinator était particulièrement véhément. D’après lui, « la vaccination est inutile et dangereuse » ; au lieu de protéger les patients contre la variole, elle « produit son équivalent » ; et c’est « un effrayant moteur de destruction et de mort pour les enfants ». Pendant l'épidémie de 1885, un tract rédigé par Ross circule largement. Il incite à refuser la vaccination, tourne en dérision les vaccinés qui se laissent « mener comme des animaux stupides » et insiste catégoriquement sur le fait que « la vaccination ne prévient en aucun cas la variole ».

Affiche antivaccination, 1885
Source de l'image : M. Bliss, Plague: The Story of Smallpox in Montreal (Toronto: HarperCollins, 1991)
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(<a href="https://www.museumofhealthcare.ca/explore/exhibits/vaccinations/smallpox.html">Image du domaine public</a>)</em>

Le magazine The Anti-Vaccinator d'Alexander M. Ross publié à la fin du XIXe siècle  <a href="https://collections.nlm.nih.gov/catalog/nlm:nlmuid-101235983-bk">"The Anti-Vaccinator"</a></em></strong>

Il est donc surprenant que Ross ait choisi de se faire vacciner discrètement cette année-là, alors que l'épidémie faisait rage, fait « relaté avec une certaine jubilation » par les journaux de l'époque, selon l'historienne de la médecine Paula Larsson.

Paula Larsson décrit les antivax du même style que Ross comme des « chevaliers blancs », des opportunistes, désireux d'être considérés comme des héros. Alors que les autorités de santé de Montréal s'efforçaient de généraliser la vaccination pour contenir la variole, « Ross a saisi l'occasion du renforcement des mesures de santé pour gagner en autorité, en notoriété et en renommée personnelle", écrit-elle.

Si l’attitude de Ross semble familière, ses méthodes le sont aussi. Comme l'explique Larsson, les principaux arguments rhétoriques de Ross étaient étonnamment semblables à ceux des antivax modernes. Ross se moquait des alertes lancées par les responsables de la santé publique, à qui il reprochait de vouloir créer une « panique insensée » ; il colportait des théories conspirationnistes sur la cupidité cynique de l'establishment médical, exagérait grossièrement les problèmes liés aux lots de vaccins contaminés, faisait appel à un sentiment de violation de la liberté individuelle et s'appuyait fortement sur les « preuves » produites par la minorité de médecins qui partageaient sa position.

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la communauté montréalaise n'est pas la seule à avoir été victime des succès de l'activisme antivaccin. Au Royaume-Uni, en 1853, la vaccination contre la variole est rendue obligatoire pour les bébés de moins de trois mois. La pression accrue des autorités renforce la résistance à la vaccination : des protestations et des émeutes s’ensuivent et une ligue anti-vaccination est créée à Londres la même année. Des organisations similaires voient le jour en Europe continentale et ont une influence considérable à Stockholm, où, en 1872, le taux de vaccination tombe à 40 %, alors que le taux de vaccination moyen dans le reste de la Suède est de 90 %. En 1874, la variole arrive en Suède et 4 063 personnes en meurent, les décès étant essentiellement concentrés dans la capitale.

La science des vaccins fait de nombreux progrès au début du XXe siècle, mais le mouvement antivaccin persiste. Entre 1900 et 1905, une agitatrice influente, Lora C. Little, publie dans le Minnesota un mensuel antivaccin, The Liberator. Elle est partie en croisade suite à un événement personnel : son fils, Kenneth, était mort en 1896, à l'âge de 7 ans. Sa vaccination contre la variole, condition préalable à son entrée à l'école Yonkers, à New York, avait eu lieu plus de six mois avant sa mort, mais Lora Little était convaincue que c’était ça qui l’avait tué.

Si elle avait pu voir la fin du siècle, Lora Little aurait eu la surprise d'apprendre que la vaccination, qu’elle décrit comme un « échec flagrant » dans le fascicule qu'elle a publié en 1918, avait réussi à éradiquer complètement la variole. En revanche, la campagne qu’elle a menée a contribué à l'adoption à Minneapolis, en 1903, d'une nouvelle législation qui a supprimé l'obligation vaccinale contre la variole pour l’admission à l'école. L'épidémie de variole qui en a résulté a affecté 28 000 personnes. À l'époque, tout comme aujourd'hui, les véritables conséquences de la désinformation n’ont été visibles que lorsqu'il était trop tard.