Il y a 75 ans : la naissance de l'Organisation mondiale de la Santé

À l'occasion du 75e anniversaire de l'OMS, VaccinesWork se penche sur la genèse de l'organisation

  • 5 décembre 2023
  • 7 min de lecture
  • par Personnel de Gavi
Vue générale d'une des réunions de la Conférence des Nations Unies sur l'Organisation internationale, à l'Opéra de San Francisco. Crédit : ONU
Vue générale d'une des réunions de la Conférence des Nations Unies sur l'Organisation internationale, à l'Opéra de San Francisco. Crédit : ONU
 

 

Le choléra était arrivé en Occident, il fallut bien le reconnaître.

L'Europe considérait le choléra comme une "maladie asiatique", un problème fondamentalement "oriental". Mais le développement du commerce maritime permit de transporter rapidement l'agent pathogène jusqu'à Londres, où il tua 5275 personnes en 1831 et 1832. L'année suivante, il avait tué des centaines de milliers de personnes à travers l'Europe et les Amériques.

Il fallut bien prendre conscience d'un fait qui, dans les années à venir, commencerait à résonner comme un slogan de la diplomatie sanitaire internationale : les maladies épidémiques ne connaissent pas de frontières.

Avant la “santé pour tous”

Mais dans sa formulation du XIXe siècle, l'avertissement avait une portée limitée – c’était l’expression d’un protectionnisme sanitaire régional plutôt que la recherche de l’équité en matière de santé à l’échelle mondiale. Pour faire face à cette situation, une série de conférences internationales sur la santé ont été organisées en Europe à partir de 1851. Il s'agissait pour l'Occident de limiter cette menace venue d’Orient tout en protégeant ses profits commerciaux et ses possessions impériales.

C’était aussi le début de ce qui devait conduire à la coopération internationale dans la lutte contre des maladies telles que le choléra, la peste, la variole et le typhus. Selon un ouvrage publié en 1975 par l'OMS, « cette longue série de conférences sanitaires internationales ... devait finalement aboutir, près d'un siècle plus tard, à la création de l'OMS ».

Mais avant l'OMS, d'autres organisations internationales axées sur la santé, pour la plupart relativement éphémères, ont vu le jour. Le Bureau sanitaire international - aujourd'hui Organisation panaméricaine de la Santé (OPS) - a été créé dans les Amériques en 1902. Du côté européen, c’est l'Office international d'hygiène publique (OIHP) qui est fondé en 1907. Quant à la Société des Nations, elle crée son Comité d’hygiène, qui établit son siège à Genève en 1919, alors qu’attisée par les mouvements des troupes de la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole fait rage, tuant finalement plus de personnes à travers le monde que ne l'avait fait le conflit armé.

La guerre et les nouvelles “Nations Unies”

La Seconde Guerre mondiale a bouleversé la santé publique. Les morts, les blessés, déplacés, affamés, étaient tellement nombreux, partout ; les systèmes de santé avaient été anéantis. Parallèlement, de nouvelles technologies révolutionnaires voyaient le jour. « La découverte, pendant la guerre, du DDT et de toute une série de procédés de fabrication de produits pharmaceutiques a permis de lutter plus efficacement contre les maladies et à moindre coût » écrit l'historien Sunil S. Amrith dans son livre Decolonizing International Health. (Décolonisation de la santé internationale). « La santé publique s’était transformée et "mécanisée" d’une façon sans précédent ».

En 1943, une organisation de grande envergure, dirigée par les Alliés et financée principalement par les États-Unis, l'Administration des Nations Unies pour le secours et la reconstruction (en anglais : United Nations Relief and Rehabilitation Administration ou UNRRA), est créée pour coordonner les secours aux victimes du conflit et la reconstruction de plus de 30 pays d'Europe, d'Afrique du Nord et d'Asie victimes des attaques de l'Axe.

Sa création à ce moment précis revêt une grande importance. Selon Ludwik Rajchman, son directeur, l'Organisation de la santé de la Société des Nations (SDN) était tombée en état de mort cérébrale au début de la guerre. L'Office international d’hygiène publique (OIHP), quant à lui, avait été terni par des accusations de collaboration avec les nazis.

La division santé de l'UNRRA a alors comblé de nombreuses lacunes ; elle a remis les hôpitaux, les cliniques et les laboratoires en état, permis de prévenir des épidémies (notamment de typhus) en distribuant des médicaments et du DDT, et s’est même substituée aux systèmes de santé qui avaient été anéantis dans de nombreux pays. Mais les principaux responsables américains de l'UNRRA « comprirent que la reconstruction représentait une charge extrêmement lourde et fixèrent comme priorité absolue la création d'une nouvelle agence multilatérale »1.

La demande de création de cette nouvelle agence a été officiellement formulée dans une déclaration présentée par les délégations du Brésil et de la Chine lors de la conférence historique des Nations Unies qui s'est tenue à San Francisco en 1945. « La sécurité sanitaire internationale est, aujourd'hui plus que jamais, un sujet de préoccupation immédiat et urgent », affirmait la déclaration1.

À l’issue de cette réunion, une constitution des Nations Unies, prévoyant l'organisation d'une agence de santé spécialisée, était approuvée.

Les balbutiements de l’OMS

Cette Organisation existait donc théoriquement, mais toujours dans l'anonymat. Un comité technique préparatoire (CTP) composé de 16 personnalités médicales, dont huit d'Europe, cinq des Amériques et trois d'Asie, se réunit en février 1946.

Au milieu de l'année, l'Organisation mondiale de la Santé a reçu un nom et s'est dotée d'une constitution - fortement inspirée du Service de santé (Public Health Service) américain. Elle est investie des anciennes fonctions de l'OIHP, de la branche santé de la SDN et d'un grand nombre de celles de l'UNRRA.

Le célèbre préambule de la constitution de l'OMS marque une évolution vers l'universalisme et l'inclusivité. Les valeurs de l'OMS, comme celles des autres agences des Nations Unies naissantes, sont façonnées par le vocabulaire politique issu des luttes antifascistes et anticoloniales en cours2.

« La santé est un état de complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité », peut-on lire dans le préambule de la constitution de l’OMS. « La possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ».

Le choléra marque à nouveau l'histoire de la santé

Une Commission intérimaire (CI) allait prendre en charge les activités sanitaires en attendant la mise en place de l’organisation à proprement parler par la première Assemblée mondiale de la Santé - grande entreprise démocratique, où chaque nation disposerait d'une voix égale et unique.

Mais le premier grand défi épidémique ne s’est pas fait attendre. En septembre 1947, le choléra frappe l'Égypte, dans un village de 15 000 habitants appelé El Korein. Il ne faut que quelques jours pour qu'il atteigne Le Caire. Fin octobre, il tue 500 personnes par jour.

Des vagues de panique se succèdent dans le reste du monde. La Grèce cloue au sol tous les vols à destination du Caire et, de manière absurde, asperge ses villes de DDT. L'Italie met en quarantaine tous les passagers en provenance d'Égypte et de nombreux pays interrompent l'importation de coton.

C’est alors qu’un médecin et bactériologiste égyptien, Aly Tewfik Shousha, fait entendre sa voix et impose son point de vue sur l'épidémie de façon claire et convaincante. La Commission intérimaire (CI) pèse de tout son poids en faveur des mesures qu'il a élaborées, et intervient « en s’occupant de la coordination et en servant de centre d'échange pour les tonnes de vaccins et de matériel médical qui proviennent du monde entier. »1 En novembre, l’Égypte dispose de suffisamment de vaccins pour vacciner la moitié de sa population ; la Commission intérimaire a également envoyé des flacons à la Syrie et à l'Arabie saoudite.

Ce vaccin a été retiré par la suite, mais les données suggèrent que cette campagne, ainsi que l'amélioration de l'assainissement et les activités d’information et de sensibilisation, ont contribué à mettre fin à l'épidémie en seulement six semaines. Avec un taux de létalité de 50 %, cette épidémie de choléra a été dévastatrice, mais nettement moins que les précédentes.

« Les circonstances de l'après-guerre étaient telles que, par cette riposte, la CI est devenue, du moins en partie, une agence de terrain et pas seulement une agence de gestion de l'information ; ces événements ont accéléré et façonné la mise en place de l'OMS », observent Cueto et ses coauteurs dans The World Health Organization: A History.

Qu’est-ce que l’OMS ?

La constitution de l'OMS est entrée en vigueur le 7 avril 1948.

Mais les diplomates n’en avaient pas fini avec la création de l'organisation. La première Assemblée mondiale de la Santé se tient au milieu de l'année au Palais des Nations de Genève et se heurte à un obstacle de taille lorsque les États-Unis exigent la possibilité de se retirer de l'ONU quand ils le souhaitent, avec un délai d'un an après en avoir fait la notification. L'Union soviétique se montre réticente et les tensions de la guerre froide s’intensifient. Un médecin croate, Andrija Štampar, vétéran de la diplomatie sanitaire, - à qui l'on doit la rédaction du préambule de la Constitution - arrange les choses en coulisses.

À la fin de l'été, l'organisation compte 55 États membres et un siège permanent à Genève. Le psychiatre canadien Brock Chisholm, secrétaire exécutif de la CI, en devient le premier directeur général. Bientôt, l'organisation dispose d'un modeste budget et se dote d’un personnel, qui compte 254 personnes dès l’année suivante.

Quelle direction la nouvelle OMS allait-elle prendre ? Cueto et ses collègues1 voient dans cette période les prémices de divergences dans les approches qui allaient marquer l'OMS au cours des prochaines décennies, avec, d'un côté, les partisans de ce que l’on appelle la "perspective socio-médicale", qui conduira notamment à la reconnaissance d’une conception révolutionnaire de la santé mondiale fondée sur les soins de santé primaires (SSP).

Three former directors of the Global Smallpox Eradication Programme read the news that smallpox had been globally eradicated, 1980.
Trois anciens directeurs du Programme mondial d'éradication de la variole prenant connaissance de l'annonce de l'éradication mondiale de la variole en 1980.

Selon ce point de vue, défendu en particulier par les États-Unis à l'époque de la guerre froide, l'élimination des principales menaces sanitaires constitue une sorte de vaccination contre la pauvreté et, par là même, contre les tentations du communisme. Le plus grand succès de l'OMS à ce jour - l'éradication de la variole, qui "s'est beaucoup appuyée sur les leaders et les bénévoles des communautés locales" – s’est inspiré des deux approches.

Successeur direct de la campagne d’éradication de la variole, le programme élargi de vaccination (PEV), s’avère sans doute plus laborieux, plus routinier que le sprint vaccinal qui a permis, en dix ans, d'éradiquer l'une des maladies virales les plus meurtrières au monde. Mais son impact est indéniablement considérable.


1. Cet article doit beaucoup à l'ouvrage The World Health Organization: A History, de Cueto, M., Brown, T., & Fee, E. (2019) Cambridge : Cambridge University Press. doi:10.1017/9781108692878

2. Sunil S. Amrith, Internationalising Health in the 20th century in Internationalisms: A Twentieth-Century History ed. Glenda Sluga and Patricia Clavin