Comment le Kenya allie technologies modernes et surveillance rigoureuse pour contenir la polio
La vaccination a permis au Kenya d’éliminer le poliovirus sauvage il y a plus de dix ans, mais une suspension des taux de vaccination ou de la surveillance pourrait aujourd’hui s’avérer extrêmement coûteuse, expliquent les experts.
- 8 juillet 2025
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- par Joyce Chimbi

Joyce Nakhumicha était un bébé en bonne santé, né en 1977, pendant la saison des plantations, dans l’ouest du Kenya. Au début des années 1980, elle tombe subitement malade.
« Un matin, j’ai commencé à trébucher et à tomber. Mes mains tremblaient et je n’arrivais pas à tenir ma tasse de porridge. Mes parents ont dit que c’était le paludisme, mais ma tante a dit qu’il s’agissait peut-être d’une maladie mystérieuse et dangereuse qui s’attaquait aux jeunes enfants. Elle nous a dit de nous rendre immédiatement à l’hôpital d’Alupe, dans le comté voisin de Busia », raconte-t-elle.
Cet établissement avait été créé en 1947 en tant qu’hôpital et centre de recherche sur la lèpre – il a depuis été baptisé Hôpital de référence du sous-comté d’Alupe – mais dans les années 1980, il accueillait de plus en plus d’enfants atteints de poliomyélite dans ses services. Comme la tante de Joyce l’avait soupçonné, cette dernière était l’un d’entre eux.
« Les médecins étrangers ont essayé de traiter mes jambes pendant neuf mois, car elles s’étaient complètement repliées au niveau des genoux. J’ai fait quelques progrès au cours de cette période, mais je suis restée définitivement paralysée à partir des genoux. Je suis également très petite pour une femme âgée de 48 ans. »
Le comté de Bungoma, où Joyce Nakhumicha vivait et allait à l’école, se trouvait à moins d’une heure de la frontière ougandaise, dans une zone qui s’était révélée à haut risque pour la maladie épidémique paralysante – et qui reste relativement vulnérable aujourd’hui.
À l’instar de la plupart des enfants kenyans au début des années 1980, Joyce n’avait pas été vaccinée contre la poliomyélite. Le vaccin contre la poliomyélite avait été développé dans les années 1950, mais il n’était disponible au Kenya que de manière ponctuelle au cours des premières décennies de son existence. En fait, en 1980, lorsque le programme élargi de vaccination du Kenya a été mis en place, aucun enfant au Kenya n’avait reçu la troisième dose de vaccin contre la poliomyélite. Les niveaux de protection ont rapidement évolué : en 1990, 84 % des enfants kenyans avaient été protégés par trois doses de vaccin.
L’Ouganda est en retard sur son voisin en ce qui concerne l’immunité contre la poliomyélite. Le Programme national élargi de vaccination de l’Ouganda a été lancé en 1983. Une enquête réalisée en 1986 a révélé que seuls 12,9 % des enfants étaient vaccinés contre la poliomyélite. En 1990, l’Ouganda avait également progressé, protégeant 74 % de ses enfants contre la maladie paralysante.
Mais pour beaucoup, la possibilité de se protéger est arrivée trop tard. Le frère de Joyce, Kennedy Wanjala, et leur cousin germain ont également contracté la maladie. Kennedy a eu la jambe droite totalement paralysée et leur cousin, aujourd’hui décédé, la jambe gauche. Aujourd’hui, Kennedy répare des chaussures à la station de matatu (véhicule public) très fréquentée de la ville de Bungoma.

Crédit : Joyce Chimbi
Joyce, quant à elle, se dit reconnaissante d’être en vie et mère de trois filles, tout en affirmant « J’ai cessé de rêver depuis longtemps et je n’ai pas de réelles attentes. Mes journées se ressemblent toutes. Je vends de la canne à sucre sur le seuil de ma maison. C’est ma vie. Ramper pour se déplacer, ramper pour survivre. Il ne faut pas que ce soit le destin d’un autre enfant. »
Guide pour les vaccins
Il est probable qu’un nombre nettement plus important d’enfants aient contracté le virus au cours de l’épidémie qui a paralysé Joyce et Kennedy que les chiffres que nous connaissons. La poliomyélite se propage rapidement et n’est symptomatique que dans un cas sur 200. Mais dans ces cas-là, l’infection entraîne souvent des handicaps irréversibles. Parmi les personnes paralysées, 5 à 10 % décèdent lorsque leurs muscles respiratoires sont immobilisés. La poliomyélite peut également provoquer une inflammation du cerveau et de la moelle épinière (méningite), qui peut également être fatale.
Mais la vaccination de masse a permis d’enrayer la propagation du virus dans presque tous les pays du monde. La poliomyélite sauvage n’est plus endémique qu’en Afghanistan et au Pakistan, mais ainsi que l’a prouvée l’épidémie de 2022, tous les pays restent vulnérables dès lors que le virus circule, ce qui appelle à des taux de vaccination élevés et soutenus dans le monde entier.
Plusieurs vaccins sont utilisés : le le vaccin oral contre la poliomyélite (VPO), selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a une efficacité estimée à 82 % après une dose, 96 % après deux doses et 98 % après trois doses ou plus. Il a permis de réduire de plus de 99 % le nombre de cas de poliomyélite dans le monde depuis 1988.
Pour aller plus loin
Deux doses du vaccin inactivé contre le poliovirus (VPI) utilisées contre les trois types de poliovirus, les poliovirus sauvages 1, 2 et 3, confèrent une protection d’au moins 90 %, les trois doses offrant une protection de 99 %. Presque tous les enfants (99 %) qui reçoivent toutes les doses recommandées de VPI seront protégés contre la poliomyélite, ce qui a permis de réduire l’incidence de la poliomyélite de 99,9 % à l’échelle mondiale.
Le Kenya et l’Ouganda utilisent à la fois le VPI et le VPO pour lutter contre la poliomyélite. Charles Muitherero, responsable des données sur les maladies évitables par la vaccination au sein du Bureau national de l’OMS au Kenya, explique que si le Kenya et l’Ouganda sont tous deux exempts de poliomyélite sauvage, les deux pays restent vigilants face au variant circulant du poliovirus de type 2, également appelé variant circulant du poliovirus de type 2 dérivé d’une souche vaccinale (cVDPV2), qui est certes rare mais qui est devenu récemment de plus en plus courant.
Exempts de poliomyélite, mais pas encore en sécurité
Le variant circulant du poliovirus est une souche qui a génétiquement évolué par rapport au virus affaibli contenu dans le vaccin oral contre la poliomyélite. Il apparaît lorsque le virus vaccinal, excrété dans les selles, circule dans des communautés où l’immunité de la population est faible – en d’autres termes, où les taux de vaccination sont trop bas pour assurer une protection de groupe – ce qui donne au virus la possibilité de se modifier génétiquement en passant d’une personne à l’autre et de retrouver sa capacité à provoquer la paralysie. Les enfants vivant le long de la frontière sont particulièrement exposés, car il leur est souvent difficile d’accéder aux services de vaccination.
« Dans tous les pays, l’essentiel n’est pas seulement de parvenir [à l’élimination de la maladie], mais aussi de la maintenir. La poliomyélite est une maladie hautement infectieuse, et nous avons vu à maintes reprises des pays exempts de poliomyélite être réinfectés à la suite de mouvements de population à grande échelle. Le Kenya ne fait pas exception à la règle. Le pays a été réinfecté à plusieurs reprises », explique le Dr Kebba Touray, Directeur du Centre du système d’information géographique (SIG) du Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique. Il explique qu’à chaque fois que le pays a constaté la réapparition du virus, le système de santé publique est parvenu à l’éliminer en tant que menace pour la santé publique.
Selon le Dr Touray, la solution réside dans l’éradication de la maladie à l’échelle mondiale. Il recommande une surveillance étroite de la maladie pour une détection et une riposte rapides, ainsi qu’une couverture vaccinale élevée. Le Dr Touray note également que le Kenya se distingue par la détection rapide des réintroductions de la poliomyélite et par la rapidité avec laquelle il réagit pour contrôler les épidémies. Le pays a également de solides antécédents en matière de coordination avec ses voisins, notamment l’Ouganda et, depuis mars 2025, l’Éthiopie et la Somalie, dans le but de veiller à une sécurité commune.

Crédit : Joyce Chimbi
Frontières poreuses
Cependant, les zones frontalières restent vulnérables et Charles Muitherero recommande de renforcer le programme de vaccination systématique et d’instaurer une surveillance accrue, en particulier le long de la frontière kenyane.
La frontière entre le Kenya et l’Ouganda est longue d’environ 870 km, du tripoint avec le Soudan du Sud au nord au tripoint avec la Tanzanie au sud. Elle est par ailleurs poreuse, et les frontières poreuses représentent un défi important pour les efforts de lutte contre les maladies.
Lorsque le Soudan du Sud a déclaré une urgence de santé publique en raison d’une épidémie de poliomyélite circulante dérivée d’un vaccin en décembre 2023, par exemple, la menace a retenti de l’autre côté de la frontière. Le Kenya et le Soudan du Sud partagent une frontière rectiligne qui s’étend sur plus de 200 km. Les habitants de la ville de Malaba ont indiqué que les citoyens du Soudan du Sud peuvent facilement entrer au Kenya par le comté de Turkana, mais en raison du conflit violent entre les Turkana au Kenya et les Toposa, un groupe ethnique du Soudan du Sud, les populations entrent souvent au Kenya ou en Ouganda par Bungoma, le comté dont Joyce Nakhumicha est originaire. Les habitants se sont inquiétés : beaucoup savaient qu’en février 2009, le poliovirus sauvage avait été importé au Kenya depuis le Soudan du Sud, ce qui avait entraîné 19 cas dans le comté de Turkana.
En 2024, une épidémie de poliomyélite en Afrique de l’Est a été accélérée par d’importants mouvements de populations à haut risque entre les pays. L’Ouganda a renforcé ses défenses, en intensifiant les activités de surveillance de la poliomyélite dans les dix districts limitrophes du Kenya, couvrant un total de 772 km.
Abud Simiyu, infirmière responsable du dispensaire de Lwakhahkha – situé à deux pas du bureau de l’immigration de Lwakhakha – explique pourquoi ces efforts accrus de vaccination peuvent être nécessaires. « La frontière entre Namisindwa et Bungoma, qui sépare le Kenya de l’Ouganda, compte un point de passage officiel, le poste frontière de Lwakhakha, et au moins 20 autres points de passage. Les personnes traversent même la rivière Lwakhakha – également connue sous le nom de « rivière de la mort », car elle est certes calme mais très profonde – à la nage pour entrer ou sortir sans être repérés. »
En raison de cette proximité, le dispensaire accueille un grand nombre de femmes ougandaises, « qui viennent pour des services de planning familial, de travail et d’accouchement ». Mais une fois vacciné à la naissance, nous ne revoyons souvent plus l’enfant. Les numéros de téléphone que les mères nous laissent ne fonctionnent pas toujours ou elles disent qu’elles ont déménagé encore plus loin. La plupart d’entre elles vivent à au moins 30 km à l’intérieur de l’Ouganda. Nous n’avons pas de mandat en Ouganda, elles restent donc dans nos registres en tant que personnes sous-vaccinées. »
« Je vis à Bugembe et mes trois enfants sont nés au Kenya, où les services de maternité sont excellents. De nombreuses femmes de la région orientale d’Amuria, de Budaka et de Tororo se rendent souvent au Kenya pour bénéficier de ces services. Une fois que le bébé est né en bonne santé, nous passons à autre chose et ne voyons pas la nécessité de revenir », explique Rael Nalongo, un marchand de poisson au marché de Tororo, en Ouganda.
Sites sentinelles
C’est pour ces raisons que les experts ont désigné les zones frontalières comme ayant particulièrement besoin d’avant-postes de surveillance, notamment de sites de surveillance environnementale.
Selon Charles Muitherero, après que l’épidémie de poliomyélite de 2024 a été signalée en Ouganda à la suite de la découverte du virus dans les eaux usées, la Commission régionale africaine de certification a recommandé la création d’un site de surveillance environnementale dans les comtés kenyans de Bungoma et Busia, frontaliers de l’Ouganda.
La surveillance environnementale du poliovirus consiste à analyser les eaux usées ou d’autres échantillons environnementaux pour détecter la présence du virus. Les échantillons positifs fonctionnent comme une sirène d’alarme précoce, signalant le besoin urgent de campagnes de vaccination de masse pour réduire le risque. Grâce à la surveillance de l’environnement, les experts en santé publique peuvent localiser avec précision les cas imminents de paralysie dus à la poliomyélite.
Les vaccins et les prélèvements dans l’environnement ne sont pas les seuls outils que le Kenya déploie pour lutter contre la menace persistante. Selon le Dr Touray, le Kenya, qu’il décrit comme étant sur la « dernière ligne droite pour mettre fin à la poliomyélite », fait également bon usage d’autres outils innovants, peu coûteux, à fort impact et conviviaux, tout au long de son parcours. Ces outils comprennent le système d’information géographique (SIG), qui permet d’identifier les zones et les communautés où la couverture vaccinale est insuffisante, de localiser les épidémies, de suivre les mouvements de population, et qui est très efficace le long des frontières.
Le SIG est une carte visuelle, mais c’est plus qu’une simple carte. Un SIG est un système informatique permettant de créer, de gérer, d’analyser et de visualiser des données spatiales. Le secteur privé et l’industrie utilisent depuis longtemps le GPS et le SIG pour suivre les cargaisons de marchandises et améliorer les aspects logistiques : ces outils sont aujourd’hui de plus en plus utilisés dans le domaine de la santé publique. Le logiciel SIG comprend Google Earth, qui offre de très utiles représentations visuelles des zones touchées ou menacées par la poliomyélite.
Charles Muitherero explique que l’Open Data Kit (ODK) permet de collecter des données sur des appareils mobiles et peut être utilisé en conjonction avec des tableaux de bord ou des outils visuels pour un suivi en temps réel des données. « S’il y a un cas au Kenya aujourd’hui et que l’Ouganda signale des cas similaires de son côté, nous utilisons la technologie pour remonter le chemin du virus jusqu’à son origine afin d’apporter une riposte efficace », explique-t-il.
Lucy Wamala, une infirmière basée à Tororo, dans la région orientale de l’Ouganda, affirme qu’un cas de poliomyélite détecté en 2024 dans la ville de Mbale, en Ouganda, a été retracé dans le comté de Garissa au Kenya, après être entré au Kenya par la frontière entre le Kenya et la Somalie. En réaction, le ministère ougandais de la Santé a rapidement lancé une campagne de vaccination cibant 2,7 millions d’enfants dans la partie orientale du pays, limitrophe du Kenya.
« Nous utilisons un large éventail d’outils traditionnels et innovants qui nous aident à suivre et, dans de nombreux cas, à prédire ce que fait et fera le poliovirus. Les méthodes plus traditionnelles consistent à disposer de microplans solides qui nous indiquent le nombre d’enfants à atteindre, le nombre de vaccinateurs à recruter, la quantité de vaccins à commander, etc. », explique le Dr Touray.
Alowo Sophie, infirmière au centre de santé de Malaba en Ouganda, explique que le ministère de la Santé s’appuie sur ces données pour mettre en place des « campagnes de vaccination de masse efficaces. Par exemple, la campagne transfrontalière synchronisée de vaccination contre la poliomyélite entre le Kenya et l’Ouganda, qui s’est déroulée du 3 au 6 octobre 2024, a permis d’atteindre plus de 6,5 millions d’enfants. La campagne a débuté à Bungoma au Kenya et dans le district de Mbale en Ouganda. »
Il existe une application pour cela
Selon le Dr Touray, parmi les mesures les plus innovantes figurent « les analyses génétiques des poliovirus isolés, qui nous renseignent sur leur comportement, et le SIG, qui fournit des informations supplémentaires essentielles sur la localisation des populations à haut risque et sur ce qu’il convient de faire. Plus nous disposons d’informations et de méthodes d’analyse des systèmes, plus nous serons en mesure d’agir efficacement, et le SIG n’est que la dernière innovation en date qui nous aide à renforcer nos approches stratégiques. »
Au-delà de la surveillance, de la détection de la poliomyélite et de la riposte, la technologie permet de relever d’autres défis tels que le versement, en temps voulu, des salaires au personnel de santé en première ligne en charge de la lutte contre la poliomyélite. L’argent mobile ou les transferts d’argent mobile sont des moyens rapides et efficaces de verser des fonds au personnel de santé en première ligne. Ils sont largement utilisés au Kenya, et de plus en plus en Ouganda, pour rémunérer les personnes en charge de la vaccination contre la poliomyélite pour les efforts qu’elles déploient pour sauver des vies.
L’argent mobile permet un paiement direct sur le portefeuille mobile de la personne, ce qui contribue à résoudre les problèmes opérationnels, car les paiements en espèces peuvent s’accompagner de risques de fraude, de détournement de fonds, de retards dans le paiement du personnel sur le terrain, de risques pour la sécurité et de la nécessité d’un transport physique. Le paiement instantané par l’intermédiaire de l’argent mobile est aussi un facteur de motivation, et c’est important. Cette dernière ligne droite s’avère longue, et la protection du Kenya contre le virus paralysant repose finalement, et de manière décisive, sur la persévérance et le dévouement du personnel de santé en première ligne.
Cet article a été réalisé avec le soutien de la Fondation des Nations unies.