Le personnel de ce petit dispensaire de Nairobi a appris à écouter, et les taux de vaccination ont grimpé en flèche
Les agents de santé avaient du mal à vacciner les quelque 8 700 enfants éligibles de Lindi Ward, un des quartiers du gigantesque bidonville de Kibera, à Nairobi. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
- 12 août 2024
- 6 min de lecture
- par Joyce Chimbi
Lorsque le dispensaire Beyond Zero [Au-delà de zéro] a ouvert ses portes en 2014 à Lindi Ward, un des quartiers informels du bidonville tentaculaire de Kibera à Nairobi, la plupart des enfants des écoles maternelles locales n’avaient reçu aucun vaccin, explique Regina Atieno, l'infirmière responsable du dispensaire.
En effet, il y a dix ans, le taux de couverture vaccinale dans le quartier de Lindi, peuplé d’environ 40 600 habitants, se situait autour de 20 %. Aujourd'hui, la couverture enregistrée est supérieure à 100 %, ce qui signifie que le dispensaire parvient même à vacciner des enfants des quartiers environnants.
« […] L'équipe de Beyond Zero est bien connue dans cette communauté et on lui fait confiance. On pense qu'ils sont là pour nous aider, et c'est bien le cas, car on entend rarement parler de mort chez les enfants de notre village. »
- Fey Barasa, mère de famille, Lindi Ward
Le dispensaire n’est pas grand : trois petites pièces et une équipe de trois personnes, dont une bénévole. Mais forte de ses 33 ans d'expérience dans la prise en charge des communautés difficiles à atteindre, Regina Atieno sait bien que ce ne n’est pas avec des briques et du mortier que l’on peut inverser les tendances en matière de vaccination. Ici, à Lindi, c’est l’adoption d’une nouvelle stratégie de communication qui a permis d’opérer un tel changement.
Écouter et observer
Ce n’est pas compliqué d’améliorer la communication interpersonnelle pour la vaccination et ça ne coûte pas cher, affirme Regina. Cela prend du temps, mais à en juger d'après son expérience, cela peut avoir un impact considérable.
Il faut rassembler toutes les informations sur la communauté concernée, dresser la liste des obstacles à la vaccination des enfants et inviter les familles à en discuter pour instaurer un climat de confiance à l'égard du programme de vaccination.
Ces obstacles sont propres à chaque communauté. Regina Atieno évoque les interactions entre la pauvreté et la religion, et l'impact négatif que cela peut avoir sur la vaccination. À Kibera, par exemple, les sectes religieuses comme l'Église Luo, l'Akorino et la Legio Maria, qui ont de nombreux adeptes, sont souvent opposées à tout contact étroit avec les systèmes de santé modernes en raison de leur attachement aux traditions indigènes.
Fey Barasa est membre de l'Église Luo, connue pour ses règles strictes concernant les nouveau-nés, qui « ne doivent pas interagir avec le monde extérieur pendant leurs 40 premiers jours de vie ». « Nous gardons les bébés à l’intérieur, toutes portes closes. Leur sortie à l’extérieur au bout de 40 jours fait l’objet d’une grande célébration », précise-t-elle.
Mais le risque de décès le plus élevé se situe dans les 28 premiers jours de la vie des enfants, ce que l'on appelle la "période néonatale". Au Kenya, les décès néonatals représentent 66 % de tous les décès de nourrissons et 51 % des décès d'enfants de moins de cinq ans.
Regina Atieno explique que, s’ils manquent leur première dose de vaccin, les enfants peuvent finir par passer, au fil des jours, à travers les mailles du filet du système de santé publique, et commencer leur vie scolaire sans avoir reçu la moindre vaccination. Ils risquent alors d'être exposés à des infections graves et même mortelles, comme la tuberculose, la rougeole et la diarrhée à rotavirus, qui sont évitables par la vaccination.
La peur de la sorcellerie et les superstitions autour des nouveau-nés peuvent, d’après Fey Barasa, amener les parents à « refuser d'emmener leur bébé à l'hôpital s'il a des plaies dans la bouche ». « Ma communauté croit que les personnes jalouses peuvent jeter des plaies dans la bouche des bébés », explique-t-elle. « On ne peut plus les allaiter et on ne peut pas aller au centre de santé pour chercher de l’aide, car l'infirmière pourrait vouloir à tout prix les traiter. On a peur qu’ils meurent, mais on ne peut les soigner qu’avec des herbes du village. »
Elle affirme néanmoins que ses deux jeunes enfants ont bien été vaccinés selon le calendrier de vaccination en vigueur, « et c’est bien parce que l'équipe de Beyond Zero est bien connue dans cette communauté et qu’on lui fait confiance. On pense qu’ils sont là pour nous aider, et c'est bien le cas, car on entend rarement parler de mort chez les enfants de notre village. »
Membre de la secte Legio Maria, Mercy Anyango reconnaît que, grâce aux efforts de sensibilisation à la santé infantile menés par le dispensaire, elle est « capable de passer outre aux enseignements [religieux] qui vont à l'encontre du bien-être de [son] bébé ». « J'ai grandi dans l'église, poursuit-elle, mais les temps ont changé et nous devons abandonner les pratiques dangereuses, comme le refus d'aller à l'hôpital sous prétexte que cela pourrait passer pour un manque de foi. »
Dans ce contexte, Silas Cephas Oloo, un responsable de la santé du comté de Nairobi, estime que la construction, la dotation en personnel et la mise à disposition de services médicaux sont tout aussi essentielles. Mais avec les « communautés marginalisées et vulnérables, il faut constamment prendre en compte l'ensemble de l'écosystème de la santé. Une communauté peut être difficile à atteindre parce qu’elle vit dans une région éloignée sans accès aux structures de soin. »
Par ailleurs, certaines communautés peuvent être difficiles à atteindre en raison de mentalités, croyances et valeurs socioculturelles bien ancrées qui minent la réceptivité de la population envers les services de santé, même lorsqu’ils leur sont offerts gratuitement et à leur porte, souligne-t-il.
S'exprimer et se faire entendre
Ainsi que l’indique l’infirmière Beatrice Njeri, le personnel du dispensaire de Lindi organise régulièrement des séances de sensibilisation pour faire prendre conscience à la communauté de l'importance de la vaccination des enfants. Ils suivent les dossiers pour s'assurer que les parents et ceux qui ont la charge des enfants savent bien à quelle date doit avoir lieu la prochaine vaccination. Ils tiennent à jour la liste des défections et s’assurent que ceux qui manquent une vaccination reviennent avant qu'il ne se soit écoulé trop de temps. Ils veillent également à ce que ceux qui migrent des campagnes vers les zones urbaines avec de jeunes enfants soient mis rapidement en relation avec les établissements de santé.
« Les campagnes de vaccination de masse des enfants se heurtaient souvent à l’opposition formelle des parents à ce que leurs enfants soient vaccinés en leur absence. Mais quand on a établi des relations solides avec la communauté, ils savent que l’on agit toujours dans leur intérêt, ce qui permet de désamorcer la résistance ou l'hésitation à l'égard de la vaccination », affirme Regina Atieno.
Pour aller plus loin
Évaluation de l'impact
La stratégie du dispensaire de Lindi a été fructueuse : elle leur a permis de surmonter les difficultés rencontrées par le programme national de vaccination dans leur zone d’opération, notamment la faiblesse de la couverture avec la seconde dose de vaccin contre la rougeole. Les données nationales du ministère de la Santé, révèlent qu’au Kenya, la couverture du vaccin contre la rougeole est de 89 % pour la première dose, et de 66,8 % pour la seconde dose.
Selon les registres de vaccination systématique établis selon les directives du ministère de la Santé, la couverture vaccinale avec la seconde dose de vaccin contre la rougeole a dépassé les 100 % dans la population infantile du secteur du dispensaire de Lindi. Mais ce n’est pas tout. Le dispensaire a également atteint l’objectif fixé en matière de supplémentation en vitamine A pour les enfants âgés de 6 à 59 mois.
En outre, selon les registres de surveillance des maladies du dispensaire, il n’y a eu ces dernières années aucun cas de rougeole, de choléra, de tétanos néonatal ou de paralysie flasque aiguë (affection neurologique très grave qui peut avoir plusieurs causes sous-jacentes, notamment virales), et aucun enfant n’est mort de diarrhée.
Alors qu’au Kenya le cancer du col de l'utérus est la deuxième cause de mortalité par cancer chez les femmes, certains religieux influents se sont opposés à la vaccination contre le virus du papillome, qui protège contre ce cancer. À Lindi, le dispensaire a néanmoins réussi à vacciner 384 adolescentes grâce à ses liens étroits avec la communauté, alors que l'objectif initial était d’en vacciner 32.
Le dispensaire Beyond Zero de Lindi est l'un des nombreux dispensaires Beyond Zero mis en place en 2014 dans le cadre de l’initiative gouvernementale visant à répondre aux besoins sanitaires non satisfaits des communautés difficiles d'accès, avec pour objectif précis de ramener la mortalité infantile et maternelle à un niveau "inférieur à zéro".
Pour le fonctionnaire responsable de la santé du comté de Nairobi, Silaas Oloo, l’amélioration de la communication en matière de vaccination dans tout le comté est un des grands objectifs, sachant que les prestataires de soins de santé des communautés mal desservies bénéficient désormais du soutien durable de 100 000 agents communautaires chargés de la promotion de la santé (ou promoteurs communautaires de la santé) équipés de smartphones connectés répartis dans tout le pays. Les promoteurs communautaires sont actuellement en cours d’intégration au sein du ministère de la Santé, par l'intermédiaire des unités de santé primaire implantées dans les communautés.
Les promoteurs communautaires de la santé devraient permettre de construire des ponts entre les établissements de santé et la communauté, et de lever tous les obstacles susceptibles d’entraver l’accès aux services de santé.