Rencontre avec Bilquis Ara, incroyable membre du personnel de santé communautaire au Cachemire

À tout juste 34 ans, elle fait partie depuis une douzaine d’années de l’armée indienne des « ASHA », qui compte plus d’un million de personnes. Elle a tout fait, de la collecte de données de santé au sauvetage de vies – et, en dehors de ses heures de travail, elle a fait don de tant de sang qu'elle est désormais surnommée « la femme donneuse de sang du Cachemire ».

  • 18 avril 2024
  • 8 min de lecture
  • par Nasir Yousufi
Bilquis Ara effectuant un bilan de santé périodique des bénéficiaires dans le cadre d’un camp de santé en plein air dans le village de Nariabal, dans le district de Kupwara. Crédit : Nasir Yousufi
Bilquis Ara effectuant un bilan de santé périodique des bénéficiaires dans le cadre d’un camp de santé en plein air dans le village de Nariabal, dans le district de Kupwara. Crédit : Nasir Yousufi
 

 

En pleine nuit, une femme âgée frappe à la porte d’un membre du personnel de santé du village et demande un cachet de paracétamol pour sa fille enceinte. Pressentant – d’une manière ou d’une autre – un risque plus grand qu’il n’y paraissait, elle se précipite pour s’occuper de la patiente. Elle vérifie la tension artérielle de la jeune femme et envoie immédiatement un marqueur de localisation en direct au service d’ambulance.

En moins d’une heure, la patiente et l’agent de santé qui l’accompagne arrivent à l’hôpital de district.

« Chaque mercredi est la journée consacrée à la vaccination, et je dois appeler au préalable tous les bénéficiaires, y compris les femmes enceintes, pour les informer de leur date de vaccination et prendre des dispositions pour vacciner les personnes qui n’ont pas été vaccinées. »

– Bilquis Ara

Après une césarienne d'urgence, la jeune femme accouche d’un enfant en bonne santé. L’instinct de l’agent de santé du village et sa rapide prise de décision ont sauvé les deux vies, diront les médecins.

Rencontre avec Bilquis

Elle s’appelle Bilquis Ara, elle a 34 ans et est bien connue à Gundchobtra Langate, une région frontalière du nord du Cachemire. Au cours des 12 dernières années, elle a travaillé en tant qu’activiste sociale de la santé accréditée – des personnes communément appelées « ASHA » (Accredited Social Health Activist), qui aident les villageois à accéder aux programmes et aux services de soins de santé de base gérés par le gouvernement.

Bilquis Ara vaccinating an old lady in a remote village of Langate in Kashmir. ASHA workers played an important role during COVID-19 vaccination drive in the country.. Credit: Nasir Yousufi)
Bilquis Ara vaccinant une femme dans un village isolé de Langate au Cachemire. Les ASHA ont joué un rôle important dans la campagne de vaccination contre la COVID-19 dans le pays.
Crédit: Nasir Yousufi

Le travail de Bilquis – qui va des soins dans le cadre des premiers secours aux soins prénatals, en passant par l’organisation de services d’ambulance pour les femmes enceintes et les personnes dans le besoin, la distribution de serviettes hygiéniques, la délivrance de cartes d’assurance maladie et l’organisation de campagnes de sensibilisation à la santé dans les villages – lui a valu le respect et la reconnaissance de la société dans laquelle elle vit.

Outre son travail d’agent de santé communautaire, elle est également une donneuse de sang engagée. La jeune femme a déjà donné 20 litres de sang, ce qui lui a valu d’être surnommée « la femme donneuse de sang du Cachemire ».

Bilquis est également connue pour ses talents de « motivatrice ». Pendant les années de crise liées à la COVID-19, le département de la santé de l’État l’a désignée comme une militante hors pair contre les partisans de l’hésitation face à la vaccination.

Construire l’espoir

Issue d’une famille d’agriculteurs, Bilquis n’a passé son diplôme de fin d’études qu’après avoir donné naissance à son premier enfant. Aujourd’hui mère de trois enfants scolarisés, elle a plus de dix ans d’expérience dans le corps des ASHA, qui compte plus d’un million de femmes en Inde.

« Asha » – ou आशा– signifie « espoir » en hindi. En tant qu’éducateurs, promoteurs de la santé et mobilisateurs communautaires, les ASHA sont les agents fondamentaux de la mise en œuvre des services de santé dans le pays le plus peuplé au monde. Les ASHA sont un maillon essentiel de la chaîne de vaccination, des soins maternels et de la promotion de la santé, de l’hygiène et de la nutrition dans tout le pays. Ses membres tiennent également des registres démographiques basés sur la santé au niveau des villages.

L’Organisation mondiale de la Santé a reconnu les membres ASHA en Inde comme des leaders mondiaux de la santé. Pourtant, les ambitions des membres ASHA ont été freinées par des salaires bas et un avenir systématiquement incertain.

La plupart des ASHA, dont Bilquis fait partie, perçoivent un salaire mensuel de base de 2 000 roupies – soit environ 24,14 dollars US – complété par des incitations basées sur les performances. Même avec ces incitations, on estime que les ASHA gagnent à peine entre 4 000 roupies (48 USD) et 6 000 roupies (72 USD)1 en moyenne dans un village. Les ASHA sont également confrontés à une précarité permanente : leurs emplois sont temporaires.

Certains États, à l’image du Haryana, ont annoncé ces derniers mois une augmentation de leurs salaires mais, en dépit des protestations, la politique du gouvernement n’a pas changé jusqu’à présent pour de nombreux membres du corps national des ASHA.

Pourtant, malgré les difficultés, de nombreux membres des ASHA, à l’image de Bilquis Ara, occupent une place indispensable, sont nourris par la passion et renforcent le système de santé du pays au niveau local. Bilquis Ara a récemment été nommée par le département de la santé du district sur une liste des meilleurs ASHA au Cachemire.

Une conversation avec Bilquis, traduite du kashmiri et modifiée pour des raisons de longueur et de clarté, est présentée ci-dessous.

VW : Vous avez dû renoncer à vos études pour vous marier. Racontez-nous brièvement vos débuts dans la vie.

BA : Je n’avais que cinq ans lorsque mon père est décédé. Mes trois frères et sœurs et moi-même avons donc été élevés par notre mère. Parallèlement à notre scolarité, mes frères et moi aidions notre mère à s’occuper des champs, car l’agriculture était notre seul moyen de subsistance.

Ma mère m’a aidée à recevoir une éducation jusqu’à la fin du collège dans une école de village. Et puis, je me suis mariée. Je me suis dit que j’avais « perdu le fil ». Mais Dieu merci, le mariage s’est avéré être une bénédiction déguisée. Mon mari m’a non seulement soutenue dans la poursuite de mes études, mais il m’a aussi encouragée à élargir ma façon de penser.

VW : En tant que mère de trois enfants, très occupée par les tâches familiales, comment le travail dans le domaine de la santé communautaire est-il devenu une ambition pour vous ?

BA : C’était mon rêve d’enfant de faire quelque chose qui me rende heureuse moi, mais aussi ma famille et ma communauté. En m’occupant de mes enfants et en vivant dans une famille « recomposée » avec ma belle-famille, j’ai appris que le vrai bonheur réside dans la joie que vous procurent votre famille et les personnes qui vous entourent. Mettre un sourire sur le visage des gens est un incroyable accomplissement. En 2012, lorsque des anciens du village ont proposé mon nom pour le poste d’ASHA de notre village, mon mari m’a rapidement motivée pour que je saisisse cette opportunité. C’est ainsi que je suis devenue membre de la communauté des ASHA.

VW : À quoi ressemble votre journée de travail type en tant qu’ASHA ?

BA : Tous les matins, je me rends au centre de santé du village vers 10 heures, où j’aide les patients en leur facilitant l’accès aux différents programmes de santé du gouvernement par le biais d’enregistrements et d’inscriptions sur place. Plus précisément, je tiens un registre des femmes enceintes, des nouveau-nés et des adolescentes qui se rendent au centre – l’une des principales missions des ASHA.

L’après-midi, je vais sur le terrain, faisant du porte-à-porte pour collecter des données et distribuer des « cartes d’identité » spécifiques au programme aux bénéficiaires, ainsi que des protections menstruelles aux adolescentes.

Chaque mercredi est la journée consacrée à la vaccination, et je dois appeler au préalable tous les bénéficiaires, y compris les femmes enceintes, pour les informer de leur date de vaccination et prendre des dispositions pour vacciner les personnes qui n’ont pas été vaccinées.

Tous les jeudis, j’organise la Journée de la santé et de la nutrition au village en collaboration avec les services intégrés de développement de l’enfant au centre Anganwadi du village, afin de souligner l’importance d’une alimentation équilibrée, en particulier pour les femmes enceintes et les adolescentes.

VW: Vous avez récemment été reconnue par le département de la Santé de l’État comme une ASHA d’exception. Qu’en pensez-vous ?

BA: Lorsque votre travail est reconnu, cela vous remonte le moral. Je suis très heureuse que mon nom figure sur la liste des meilleurs ASHA de l’État. Ce prix a motivé davantage de membres ASHA, y compris mes collègues, à faire des efforts supplémentaires pour être reconnus.

One of the routine jobs assigned to ASHA workers is a regular health checkup of mothers and children. Bilquis Ara, an ASHA worker, weighs a child in Kashmir.
L’une des tâches de routine assignées aux ASHA est le contrôle régulier de la santé des mères et des enfants. Bilquis Ara, qui travaille en tant qu’ASHA, pèse un enfant au Cachemire.
Crédit : Nasir Yousufi

VW : En dehors de votre travail professionnel, comment avez-vous aidé la communauté ?

BA : En plus de mes fonctions, je mène régulièrement des campagnes contre l’hésitation vaccinale dans les zones rurales et reculées du nord du Cachemire. Pendant la pandémie de COVID-19, j’ai été l’une des principales militantes à inciter les gens à se faire vacciner dans les villages du district de Kupwara.

VW : Vous êtes connue comme « la femme donneuse de sang du Cachemire ». D’où cela vient-il ?

BA : C’est arrivé lors des inondations dévastatrices de 2014 au Cachemire. J’ai donné un-demi litre de sang à mon fils de deux ans, et j’ai donné un deuxième demi-litre dans les 24 heures qui ont suivi à un enfant qui luttait pour sa survie dans l’hôpital où mon fils avait été admis pour avoir consommé un pesticide par accident. Depuis lors, je n’ai jamais cessé de donner mon sang. Chaque année, je donne environ deux litres. À ce jour, j’ai donné près de vingt litres aux personnes qui en avaient besoin.

Outre le don de sang, j’ai régulièrement fait campagne auprès des membres de la communauté pour encourager le don de sang. Dieu merci, il y a désormais plus de 500 volontaires à mes côtés qui donnent volontiers leur sang en fonction des besoins dans le district.

VW : Nous avons récemment assisté à de nombreuses protestations et grèves des membres ASHA dans certaines régions du pays. Pouvez-vous nous parler brièvement de vos défis et de vos exigences ?

BA : Les ASHA sont un pont entre le ministère de la Santé et la communauté. Au départ, nous étions uniquement supposés donner des soins prénatals à la mère et à l’enfant. Mais au fil des ans, nous avons été accablés par toutes sortes de tâches, allant de la collecte de données à la mise en œuvre de programmes de santé gérés par le gouvernement. Alors que nous passons nos journées dans les centres de santé et sur le terrain, nos nuits sont consacrées à la documentation des données recueillies.

Malgré tout ce travail, nous recevons un maigre salaire fixe de 2 000 roupies, ainsi que quelques incitations basées sur les performances. Nos emplois sont également précaires, car la nature de notre travail est temporaire. Bien qu’ils aient passé toutes les précieuses années de leur vie au service du département, de nombreux ASHA ont quitté leur emploi par désespoir.

Les récentes manifestations dans certaines régions comme l’Haryana ont permis d’obtenir une augmentation des salaires de base dans une moindre mesure, mais celle-ci reste encore en deçà de la demande respectable.

VW : Si la possibilité vous en était donnée, quelles seraient vos suggestions au gouvernement et aux décideurs politiques pour résoudre les problèmes des ASHA ?

BA : Je pense que le salaire minimum devrait être porté à environ 18 000 roupies [217 dollars]2 par mois. Les ASHA devraient se voir fournir des appareils numériques et une formation adéquate pour les aider à gérer la masse de données qu’elles traitent. Des mesures devraient être prises pour régulariser leurs services, ce qui est réalisable si l’on procède par étapes.

L’espoir symbolise la vie, et nous, en tant qu’ASHA, ne l’avons jamais perdu.


  1. Les revenus mensuels des ASHA varient en fonction du lieu. Le salaire standard d’une personne qui travaille an tant qu’ASHA en ville peut être estimé entre 6 000-11 000 roupies (72–133 USD) par mois. 
  2. Les demandes d’augmentation des salaires des ASHA dans toute l’Inde ont varié d’environ 18 000 roupies à environ 26 000 roupies.