Ce que la lutte contre la bilharziose nous dit de la mobilisation pour la santé des enfants

Au Bénin, la campagne contre la bilharziose révèle comment les approches communautaires peuvent surmonter les résistances et atteindre les enfants les plus éloignés du système de santé — souvent les mêmes que ceux qu’on appelle zéro dose.

  • 16 juin 2025
  • 9 min de lecture
  • par Edna Fleure
Séance de sensibilisation communautaire à Taiakou (nord Bénin) — Les relais communautaires jouent un rôle crucial pour déconstruire les croyances et encourager le recours aux soins. Crédit : Ministère de la Santé
Séance de sensibilisation communautaire à Taiakou (nord Bénin) — Les relais communautaires jouent un rôle crucial pour déconstruire les croyances et encourager le recours aux soins. Crédit : Ministère de la Santé
 

Un miroir des inégalités d’accès aux soins

Maladie tropicale négligée, la bilharziose reste une préoccupation majeure du gouvernement béninois. Comme les années précédentes, une campagne de traitement de masse a été organisée à destination des enfants. En première ligne de cette mobilisation : les relais communautaires, les agents de santé, mais aussi des hommes et des femmes engagés, soucieux de la santé et du bien-être de la petite enfance. Parmi eux, Rita Zabo, mère au foyer, joue un rôle central dans la sensibilisation. Elle œuvre pour que tous les enfants de sa localité reçoivent correctement les traitements lors des campagnes, notamment contre la bilharziose. Son engagement, sans faille, puise sa force dans une tragédie familiale.

Le samedi 5 mai 2025, la ville de Taiakou, située à Tanguiéta, dans le nord du Bénin, est en effervescence. Les parents affluent pour ne pas manquer la nouvelle campagne de traitement préventif contre la bilharziose. Chaque année, le gouvernement s’efforce de traiter, avec du praziquantel, les enfants âgés de 5 à 14 ans afin de prévenir cette maladie parasitaire, qui continue de faire des victimes. Sur le terrain, Rita Zabo, véritable cheffe d’orchestre, donne les dernières consignes avant l’arrivée des autorités chargées de lancer officiellement la campagne. À force d’engagement, elle est devenue une référence locale en matière d’action en faveur des enfants.

Des enfants se baignent dans un cours d’eau à Taiakou, dans le nord du Bénin — Une pratique courante dans les zones rurales, qui expose les enfants à la bilharziose.
Crédit : Ministère de la Santé

Taiakou fait partie des localités où les campagnes de traitement de masse, qu’il s’agisse de la bilharziose ou de la vaccination contre des maladies évitables comme la rougeole, la poliomyélite, la fièvre jaune ou le paludisme, rencontrent régulièrement des résistances. Dans cette région très attachée aux traditions, ces campagnes sont parfois perçues comme « une invention des Blancs pour limiter la croissance de la population ». Rita le sait : un mot mal choisi peut anéantir des semaines d’efforts. Outre les peurs liées à l’inconnu, les habitants comprennent mal qu’une femme prenne la tête d’un projet visant à transformer les mentalités. Elle connaît intimement le poids, parfois destructeur, de certaines croyances locales.

Rita Zabo, aujourd’hui dans la quarantaine, a perdu son fils aîné à cause de la bilharziose. Depuis ce drame, elle s’est donné pour mission d’empêcher que d’autres enfants de sa communauté connaissent le même sort.

Il y a cinq ans, elle occupait un poste bien rémunéré dans une entreprise de Tanguiéta. Son fils développe alors des symptômes inquiétants. La famille, persuadée qu’il s’agit d’un envoûtement, lui interdit de consulter un médecin. Rita finit par désobéir, poussée par l’urgence, et se rend au centre de santé local. C’est là qu’elle apprend, stupéfaite, que son enfant est atteint d’une forme avancée de la bilharziose. Malgré tous les efforts déployés, il meurt quelques jours plus tard. C’était la première fois qu’elle entendait parler de cette maladie. Depuis, cette perte est devenue l’axe central de ses interventions publiques. Elle commence souvent ses séances de sensibilisation par ce témoignage.

Le cas de Rita n’est pas isolé. Dans la région, de nombreuses familles vivent ce type de drame en silence. Peurs, idées reçues, poids des traditions : les campagnes de santé se heurtent régulièrement à des résistances. Lors de cette campagne de traitement préventif, les relais communautaires et les agents de santé ont souvent buté sur des refus catégoriques. Mais certaines familles, sensibles aux arguments de proximité, ont fini par accepter. Rita, elle, reste une voix connue et respectée. Entre deux salutations, elle évoque souvent son fils : « Cinq ans ont passé et je n’ai toujours pas digéré. Mais s’il y a bien une chose que j’ai comprise, c’est qu’il faut soigner les enfants, et prêter attention à ce que proposent les autorités pour leur santé. »

Elle voit cette campagne comme une double opportunité : faire en sorte que le plus grand nombre d’enfants reçoivent le traitement, et déconstruire certains stéréotypes qui freinent l’accès aux soins.

Son premier soutien est son mari, Abdoulaye Wama, lui aussi atteint de bilharziose depuis plus de sept ans. Il pense l’avoir contractée en cultivant le riz, tout comme leur fils décédé. C’est seulement après le drame qu’il a pris conscience de la gravité de la maladie. Aujourd’hui invalide, il soutient activement l’engagement de Rita. « Ici, aller à l’hôpital, c’est souvent la dernière option. Alors on comprend la réticence de certains parents. »

Selon lui, même avec toute la détermination du monde, sa femme ne pourra venir à bout des croyances profondément ancrées. « Le poids de la tradition est lourd. C’est difficile de faire changer les habitudes. C’est pourquoi, dans nos messages, on essaie de respecter les valeurs locales tout en proposant une alternative. »

La proximité, levier décisif pour toucher les familles

Rita poursuit sa tournée dans les maisons pour rappeler aux familles l’importance de ne pas manquer le rendez-vous. Sa stratégie est simple, mais efficace : présence constante, messages adaptés, et relais locaux bien choisis.

Aminata Souantin, responsable du marché, l’a aidée à mobiliser les commerçantes : « Avec des enfants en bonne santé, vous pouvez vous occuper de vos étals sereinement », leur dit-elle. Le maire de la commune, Boukary Zakari, se dit impressionné par l’ampleur de la mobilisation :

« Jusqu’ici, seules les fêtes foraines et les mariages attiraient autant de monde. Je suis heureux de voir les mentalités évoluer. Il a fallu mobiliser crieurs publics, chefs religieux, matrones… Mais le résultat est là, et ça donne envie de continuer. »

À 14h, plus de quatre heures après le lancement de la campagne, Rita change de terrain : direction les rizières. Le soleil tape fort, mais elle ne faiblit pas. Là, la tâche se complique. Plusieurs relais communautaires n’ont pas réussi à faire sortir les enfants des champs. Rita tente sa chance. En une trentaine de minutes, les discussions commencent à porter. Les enfants sortent des rizières, un à un. « J’ai expliqué aux cultivateurs qu’ils ont intérêt à avoir des enfants en bonne santé, pas malades », glisse-t-elle, sourire aux lèvres. Comme toujours, elle évoque son fils, son mari, et les familles marquées par la bilharziose.

Joseph Sinaberogui, l’un des plus grands propriétaires de rizières de la région, a lui aussi fini par se laisser convaincre. « On a nos habitudes, ici, et on tient à nos traditions. Mais la bilharziose fait trop de ravages. Prendre un médicament pour la prévenir, ça ne peut pas faire de mal. »

Traitement de la bilharziose couplé à un rattrapage vaccinal dans une zone rurale du nord Bénin — Une stratégie efficace pour atteindre les enfants éloignés des services de santé.
Crédit : Ministère de la Santé

Le bilan de la journée est éloquent : plus de 150 enfants traités, un record local. « C’est une belle journée. Ce genre de résultats te fait croire que demain peut être meilleur », confie Yvette Kpankoun, relais communautaire. Dans les yeux de Rita, la même fierté. Figure centrale de la santé communautaire, elle est présente dans toutes les initiatives ayant pour objectif le bien-être des enfants.

« C’est une mission qui me passionne. J’en retire une grande satisfaction. »

Lundi 7 mai 2025, dès 7 heures, Rita Zabo est déjà devant l’école primaire de son quartier, à une vingtaine de minutes de marche de chez elle. Elle a choisi de s’y rendre à pied, pour pouvoir croiser les femmes se rendant au marché et les hommes partant aux champs – autant d’occasions de rappeler l’importance du traitement.

Membre active du bureau des parents d’élèves, elle est en terrain connu. Sur place, elle aide les relais communautaires et les agents de santé à installer le dispositif en vue du traitement, prévu après la cérémonie des couleurs. L’ambiance est sereine. Les enfants concernés se prêtent à l’exercice sans crainte. Rita jubile :

« Je suis heureuse… Les enseignants nous ont beaucoup aidés. C’est une très bonne journée. »

Anicette Kora, institutrice, salue elle aussi la campagne :

« À cet âge, tout va très vite. L’an dernier, cinq élèves ont été absents à cause de cette maladie. Cette année, j’en ai perdu deux. Il faut saisir cette chance. On n’a rien à perdre. »

Des campagnes contre la bilharziose aux enfants zéro dose : une même bataille

Selon l’OMS, le traitement préventif contre la bilharziose doit être répété plusieurs années d’affilée pour être efficace. Rita espère que les livraisons de médicaments se poursuivront, et que l’État jouera pleinement son rôle.

« Un traitement bien suivi, c’est une vraie protection. Mais pour ça, il faut que les autorités tiennent leurs engagements. »

Elle regrette le manque de communication autour de cette campagne. Malgré sa mobilisation, elle reste convaincue que certains enfants sont passés entre les mailles du filet.

« Ce qu’il y a de fort dans les campagnes de masse, c’est le sentiment collectif. Les parents se sentent investis d’une mission. On n’a pas besoin de les convaincre longtemps. C’est pour ça que je fais du porte-à-porte. »

Carole Catharia Hounnouvi, spécialiste en santé communautaire au ministère de la Santé, a animé plusieurs séances de sensibilisation pendant la campagne. Son message est clair :

« Dans les cas les plus graves que nous avons observés, les parents n’étaient jamais allés à l’hôpital. Ils ont tenté des remèdes maison jusqu’à l’aggravation. Alors oui, le traitement de masse est essentiel, mais sans sensibilisation, il reste incomplet. »

À la fin de la journée, Rita rentre chez elle, épuisée mais satisfaite. En chemin, elle croise le médecin chef du centre de santé, qui la félicite : le taux de participation a battu des records. Il l’encourage à poursuivre son engagement, pour le bien des enfants et, plus largement, celui des familles. Chez elle, son mari Abdoulaye l’attend, trop affaibli pour l’avoir accompagnée.

La campagne touche à sa fin, mais Rita ne compte pas s’arrêter là. Elle veut continuer à sensibiliser sur l’assainissement des eaux stagnantes, les baignades à risque, et les gestes simples pour prévenir la maladie. Pour elle, chaque enfant épargné est une victoire.

Ces campagnes de traitement préventif permettent souvent d’atteindre des enfants qui, autrement, échappent aux structures de santé formelles. Dans plusieurs cas évoqués sur le terrain, les familles ne consultent qu’en dernier recours, après avoir tenté des remèdes traditionnels.

Cette réalité est loin d’être propre à la bilharziose : elle reflète aussi les difficultés rencontrées dans les campagnes de vaccination, notamment auprès des enfants dits « zéro dose » – ceux qui n’ont jamais reçu aucune dose de vaccin de routine. Les mêmes facteurs sont à l’œuvre : éloignement des structures de santé, poids des croyances, manque d’information, défiance institutionnelle.

En ce sens, les stratégies déployées dans cette campagne – mobilisation des figures locales, sensibilisation de proximité, valorisation des relais communautaires – offrent des enseignements précieux pour aller vers ces enfants invisibles du système.