Au Cameroun, vacciner en zone de conflit, c’est d’abord négocier sa sécurité

Une journée avec Kongnyu Emmanuel, entre évaluation des risques, checkpoints armés et zones sûres au cœur des communautés.

  • 19 décembre 2025
  • 5 min de lecture
  • par Delphine Fri Chifor
Des enfants ayant reçu des vaccins ainsi que d’autres services intégrés fournis par l’équipe d’Emmanuel à Ntem, au Cameroun. Crédit : Delphine Fri Chifor
Des enfants ayant reçu des vaccins ainsi que d’autres services intégrés fournis par l’équipe d’Emmanuel à Ntem, au Cameroun. Crédit : Delphine Fri Chifor
 

 

La négociation de l’accès aux communautés fragilisées commence bien avant l’arrivée des équipes de santé. Elle suppose de comprendre le contexte local, d’identifier les personnes clés et de transformer ces informations en décisions concrètes et sûres sur le terrain. Une journée type de Kongnyu Emmanuel, responsable du district sanitaire de Nwa, au Cameroun – une zone plongée dans une crise sociopolitique régionale depuis 2016 – donne à voir ce que cela signifie, très concrètement.

Cartographier la confiance et les risques pour garantir la sécurité et atteindre les enfants par la vaccination

À 5 h 30 du matin à Nwa, alors que la plupart des habitants attendent encore le dernier chant du coq pour se lever, Emmanuel est déjà debout, dans un coin de sa maison, à la recherche d’un signal téléphonique. Il passe en revue les alertes envoyées par des leaders communautaires, des responsables religieux, des mobilisateurs et d’autres figures d’influence. Un message signale des tirs dans la zone sanitaire de Boko. Emmanuel multiplie les appels jusqu’à disposer d’une vue d’ensemble de la situation sécuritaire.

Ce « système d’alerte communautaire » ne s’est pas construit par hasard. Emmanuel et ses collègues ont cartographié l’ensemble des acteurs présents dans chaque communauté. Ils s’appuient sur l’ancrage local et la réputation des Cameroon Baptist Convention Health Services (CBCHS), un prestataire de soins confessionnel présent dans les dix régions du Cameroun, pour identifier les leaders communautaires. Ils utilisent ensuite une approche en « boule de neige », où chaque responsable en introduit un autre, notamment dans les nouveaux quartiers de peuplement où vivent des enfants non vaccinés.

Ces relais sont formés à repérer les menaces et à transmettre les informations de manière sûre, sans se mettre en danger. Emmanuel recoupe également ces alertes avec celles de l’International NGO Safety Organisation (INSO) pour la région du Nord-Ouest, afin de croiser les sources. Ces signaux lui permettent de décider où déployer les équipes de santé – et quels secteurs éviter.

Emmanuel coordonne les activités de terrain avec son équipe avant le départ, en veillant à ce que chacun reste vigilant et concentré. Crédit : Delphine Fri Chifor
Emmanuel coordonne les activités de terrain avec son équipe avant le départ, en veillant à ce que chacun reste vigilant et concentré. Crédit : Delphine Fri Chifor

« L’autorisation sécuritaire fait partie intégrante de notre routine quotidienne, et nous ne la prenons jamais à la légère. La situation peut évoluer très vite d’une communauté à l’autre ; comprendre les contrôles de sécurité et les négociations d’accès est donc essentiel à notre travail », explique Emmanuel.

Ce jour-là, les alertes indiquent que Ntem est accessible, mais reste une zone à haut risque. Emmanuel et son équipe – composée d’un vaccinateur, d’un agent de dépistage nutritionnel et d’une infirmière – chargent les vaccins, les compléments nutritionnels et les moustiquaires au dépôt de la chaîne du froid avant l’aube, puis prennent la route à moto.

À un checkpoint tenu par un groupe armé non étatique, Emmanuel se présente comme travailleur humanitaire pour le compte du CBCHS. Le conducteur de la moto démontre également sa connaissance de l’itinéraire. Ces éléments de crédibilité suffisent à convaincre les hommes du checkpoint de valider leur entrée dans la communauté, puis de les laisser se rendre chez le quarterhead – le chef communautaire – dont le domicile constitue un lieu neutre et reconnu pour organiser la vaccination.

« Toutes les organisations n’ont pas accès à ces zones, explique Emmanuel. Alors, une fois sur place, nous apportons le maximum : vaccins, services de nutrition, moustiquaires, consultations de base gratuites et tout ce que nos partenaires peuvent proposer, afin que les enfants et leurs proches bénéficient d’une prise en charge complète. »

Le travail d’Emmanuel s’inscrit dans le programme Vaccine Equity Response in Humanitarian Settings (VERHUS), financé par Gavi et mis en œuvre à Nwa et dans d’autres zones de la région par le CBCHS. Ce programme montre comment la vaccination ne se limite pas à protéger les enfants contre des maladies évitables : elle constitue aussi une porte d’entrée pour instaurer la confiance, consolider les partenariats et renforcer le bien-être des communautés.

Toucher un maximum de bénéficiaires en limitant l’exposition dans les zones à haut risque

À leur arrivée à Ntem, Emmanuel retrouve le mobilisateur communautaire, le leader religieux et le quarterhead, déjà réunis pour un briefing rapide avant la session. Contrairement à d’autres zones où les annonces sont faites plusieurs jours à l’avance, l’équipe adopte ici une stratégie de « passage éclair », afin d’éviter d’attirer l’attention. La session a été programmée un « country Sunday », un jour où la majorité des habitants restent au village plutôt que de se rendre aux champs, ce qui permet de maximiser la couverture tout en réduisant les risques.

Un collègue d’Emmanuel charge les vaccins sur la moto avant le départ pour Ntem. Crédit : Delphine Fri Chifor
Un collègue d’Emmanuel charge les vaccins sur la moto avant le départ pour Ntem. Crédit : Delphine Fri Chifor

Le mobilisateur et le crieur public reçoivent une note précisant le créneau de la session et la liste des services proposés. Pendant qu’ils font rapidement le tour du village pour informer la population, l’équipe d’Emmanuel met en place les dispositifs d’enregistrement, de vaccination, de consultation et de retour d’information dans l’enceinte du domicile du chef de quartier – un lieu reconnu comme sûr pour tous, y compris pour les groupes minoritaires.

En moins de dix minutes, les premières mères arrivent. Au cours des trois heures suivantes, 46 enfants reçoivent différents antigènes vaccinaux ainsi que d’autres services : consultations, moustiquaires, dépistage de la malnutrition et éducation à la santé.

Dès le dernier enfant pris en charge, l’équipe remercie le chef communautaire, démonte le site et repart avant que la situation sécuritaire ne puisse évoluer. À 14 h, ils sont de retour dans la zone sûre de Nwa, où ils débriefent et vérifient la chaîne du froid, avant qu’Emmanuel ne rentre chez lui pour se préparer à une nouvelle journée.

Cette approche permet au programme de fournir en toute sécurité des services de vaccination et de santé intégrés à fort impact dans des zones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest camerounais que beaucoup d’autres ne peuvent atteindre.

« Voilà à quoi ressemblent mes journées : aucune ne se ressemble, tout dépend de l’analyse du contexte et des décisions prises collectivement. Nous ajustons en permanence notre manière d’agir dans cet environnement instable », explique Emmanuel.

La négociation de l’accès, un processus continu pour garantir la sécurité des services de santé

En maintenant une organisation rigoureuse – horaires fixes, lieux de confiance, messages préparés à l’avance et interventions rapides – le programme VERHUS montre que la négociation de l’accès est un processus permanent, et non un événement ponctuel. Cette approche permet de délivrer en toute sécurité des services de vaccination et de santé intégrés à fort impact dans des zones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun inaccessibles à de nombreux autres acteurs.