Ghana : maintenir la vaccination dans une ville divisée

Dans le nord du Ghana, un conflit ancien paralyse la ville de Bawku et complique l’accès aux soins. Malgré ces contraintes, les services de santé ont mené à bien la première campagne de vaccination contre le papillomavirus, dépassant les objectifs fixés.

  • 16 décembre 2025
  • 9 min de lecture
  • par Claudia Lacave
Le Dr. Stephen Amoak dans son bureau de la direction des Services de santé de Bawku. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas
Le Dr. Stephen Amoak dans son bureau de la direction des Services de santé de Bawku. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas
 

 

Alors que le docteur Stephen Amoak organise le transfert de matériel médical depuis son bureau de la direction des Services de santé de Bawku, situé en territoire Kusasi, vers l’hôpital de référence du district, lui en territoire Mamprusi, il reçoit un appel. Après de brefs échanges, mentionnant l’arrivée des fournitures une semaine plus tôt et son idée de faire collaborer les deux ethnies, il raccroche l’air préoccupé. « Pourquoi aurions-nous besoin de l'armée pour transporter des fournitures médicales ? Insinuez-vous que les Kusasi ne donneraient pas leur accord pour que les fournitures médicales atteignent les Mamprusi ? Je suis neutre dans le conflit et d'après mon expérience, personne ne m'a jamais empêché d'envoyer des fournitures médicales ou logistiques où que ce soit », affirme-t-il avec aplomb. 

Cette neutralité, le Dr. Amoak la cultive précieusement. En poste à Bawku, dans la région du Haut-Ghana oriental qui longe la frontière du Burkina Faso, depuis 2017 et directeur des Services gouvernementaux de santé du district depuis décembre 2024, il a vu le conflit se détériorer entre les groupes ethniques majoritaires de la région. Les deux cherchent à occuper le siège de chef traditionnel de la zone depuis 70 ans mais des revirements politiques ces quatre dernières années ont ravivé les tensions à une nouvelle échelle, attisées par l’usage nouveau d’armes à feu sophistiquées. Les affrontements, isolés et ciblés, sont devenus mensuels voire hebdomadaires. Au moins 260 personnes ont péri par arme à feu depuis 2021, d’après les renseignements ghanéens.

Le Dr. Amoak montre sur une carte la répartition des centres de santé à Bawku. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas

Cela fait maintenant un an que les Mamprusi ne peuvent plus sortir des quartiers du centre-ville – où ils vivent – sans escorte militaire. Les Kusasi ne peuvent y pénétrer et les autres ethnies, les Mosi, les Hausa et les Bissa, marchent sur des œufs. Mais le pick-up blanc des Services de santé, lui, parvient à se rendre partout. L’institution reste à l’écart des forces de l’ordre pour protéger son statut civil et cela fonctionne : elle est l’un des rares acteurs à communiquer avec les deux parties. Il y a quelques mois, le Dr. Amoak a réussi le coup de force de les faire coopérer sur une livraison similaire à celle qui l’occupe aujourd’hui. Avec l’aide du maire de Bawku, Isaac Azunaba, et à force d’engagement avec les deux communautés, il est parvenu à faire venir le véhicule de l’hôpital, avec un chauffeur Mamprusi et sans escorte militaire, que les jeunes Kusasi ont chargé.

Cela fait maintenant un an que les Mamprusi ne peuvent plus sortir des quartiers du centre-ville – où ils vivent – sans escorte militaire. Les Kusasi ne peuvent y pénétrer et les autres ethnies, les Mosi, les Hausa et les Bissa, marchent sur des œufs. Mais le pick-up blanc des Services de santé, lui, parvient à se rendre partout.

Cette position privilégiée du département et les nombreux mécanismes d’adaptation mis en place ont permis le succès local de la première campagne nationale de vaccination contre les papillomavirus humain (VPH), début octobre. Les 8 690 adolescentes entre 9 à 14 ans de la municipalité ont reçu leur première dose – représentant 100,9% d’achèvement de la cible – de protection contre ces virus sexuellement transmissibles à l’origine de cancers comme celui du col de l’utérus. Mais l’opération a coïncidé avec un moment de répit dans les tensions alors que le conflit affecte fortement l’accès aux soins et le programme d’immunisation.

En terre Mamprusi, délivrer les soins jusque dans les maisons

Le pick-up quitte l’asphalte de la route principale pour s’enfoncer dans le quartier d’habitations de Patelmi, en zone Mamprusi, ponctué d’échoppes de nourritures et d’autres provisions. Les yeux des badauds sont vigilants : chaque véhicule qui traverse la ville est scruté, reconnu, et son alignement partisan identifié. Les conversations se font plus rares dans l’habitacle, toute l’équipe médicale est aux aguets à mesure que nous progressons sur la route bosselée. Nous entrons dans un des points chauds du conflit. Hamidu Hikmatu, l’infirmière en charge du centre de Planification et services de santé communautaire (CHPS), tourne la tête et pointe du doigt un véhicule militaire blindé garé sous un arbre. « Ils sont là », constate-t-elle. « C’est une bonne chose. On ne va pas là-bas quand ils ne sont pas là ».

Là-bas, c’est un bâtiment de plain-pied en teintes de rouge qui se dresse au milieu d’une brousse d’herbe jaune et de forêt clairsemée. Alors que nous nous garons non loin d’une autre jeep blindée, un élément interpelle : un avant-poste de combat fait de sacs empilés et gardé par deux soldats lourdement équipés. Le CHPS de Patelmi est devenu le bastion de l’armée début 2025, un an après que les patients ont arrêté de venir. Pour maintenir l’accès aux services de l’établissement qui concerne principalement les femmes enceintes et les enfants en bas âges, Hamidu ne fait plus que des visites à domicile et des visites groupées, installée sous un arbre. « J’emporte toujours les vaccins dans mon sac de transport, avec les registres, les seringues et les cotons. J’ai une balance pour peser les enfants aussi, une petite que je peux accrocher dans les maisons. » Elle estime que la couverture vaccinale a baissé, mais beaucoup ont déménagé et il est difficile d’assurer un suivi.

L'infirmière Hamidu Hikmatu tient la corde où elle accroche le pèse-bébé, au point de regroupement des visites communautaires. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas

Si se rapprocher des patients et parcourir de longues distances est devenu la norme pour les travailleurs de santé de Bawku, certains services ont réduit. À la place des tables, des stéthoscopes ou des courbes de croissance, le bâtiment contient des équipements de protection et des réchauds pour les militaires qui y vivent. Les habitants doivent maintenant se rendre à l’hôpital presbytérien, l’établissement de référence du district, pour voir une sage-femme ou se faire ausculter.

Réassigner les travailleurs restants

Hamidu a aussi vu sa charge de travail augmenter : « À cause du conflit, il n’y a plus d’affectations ici. Quand ils attribuent une infirmière pour Bawku, elle refuse de venir. Alors pour le moment je travaille seule ici. » L’hôpital presbytérien était en plein essor avant la reprise du conflit et il employait même plus de médecins que l’hôpital régional, pour servir une population frontalière de Ghanéens, Togolais et Burkinabés. En quatre ans, plus de 100 travailleurs de santé ont quitté Bawku affirme Stephen Amoak, qui est resté le seul docteur pratiquant à l’hôpital de référence pendant un an. « Cela a laissé plus de travail pour moins de personnel, donc les burnout ont augmenté. » Mais l’exode a aussi touché les patients et les visites annuelles ont dégringolé, de plus de 100 000 avant 2021 à 40 000 aujourd’hui, entraînant les finances des services de santé vers le bas. L’institution doit s’endetter pour approvisionner ses cliniques mais la pharmacie publique régionale et les stations-essence des environs se montrent compréhensives.

La situation se complique quand ceux qui restent, professionnels comme patients, ne peuvent accéder au territoire de l’ethnie opposée. Des docteurs Kusasi ont dû renoncer à travailler dans l’hôpital presbytérien et inversement pour les Mamprusi, isolés en centre-ville. « Nous sommes confrontés à une crise, à savoir que certains de nos employés ne peuvent pas se rendre à l'hôpital de notre district. Mais en plus, une grande partie de notre population n'a pas accès à l'hôpital de notre district. Que faisons-nous pour ces personnes ? » expose le docteur Amoak, en retraçant le cheminement de pensée déjà suivi par ses prédécesseurs. « Nous avons décidé de collaborer avec des cliniques privées, continue-t-il, surtout celle Vineyard et le centre médical de Qualité en zone Kusasi, pour que nos employés qui ne peuvent travailler à l’hôpital presbytérien restent à Bawku au lieu d’être redéployés dans d’autres districts. » Des agents publics disponibles dans des établissements privés, la pratique est rare au Ghana.

Ce repositionnement des travailleurs de santé s’est accompagné d’une multiplication de leurs tâches. Certains ont été formés à d’autres métiers pour combler les déficits, à l’image du comptable de la Direction des services de santé, devenu également auditeur interne et responsable des achats. Dans le centre de santé communautaire urbain Ouest, c’est une infirmière qui s’occupe également des archives. La clinique de quelques pièces, équipées du nécessaire basique, se trouve à seulement quelques mètres de la zone tampon entre les deux territoires, où des affrontements ont régulièrement lieu. Certains échanges ont même atteint le bâtiment et les balles ont traversé la fenêtre.

Hamidu Hikmatu, l'infirmière en charge du CHPS de Patelmi, passe devant un mur criblé d'impacts de balles à l'arrière de l'établissement de santé. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas

Deux véhicules pour toutes les livraisons

« Une fois, une femme enceinte a appelé vers 7 heures du soir et les sages-femmes lui ont dit de venir. Elles étaient en train de la ramener à l’intérieur quand les tirs ont commencé. Elles ont dû s’allonger sur le sol à l’extérieur. Le mari a emmené sa femme plus loin, dans une clinique privée », raconte Miriam Anamjongya dans une robe uniforme beige. Elle est la seule agente de vaccination du centre et depuis le début du conflit, atteindre ses patients est un défi : « La prestation des services de santé est devenue vraiment plus difficile car ici, notre principal mode de transport était la moto et elles ont été bannies depuis quelques années maintenant. » L’interdiction par les forces de l’ordre vise à limiter les mouvements d’éventuels combattants et en quatre ans, le véhicule a été progressivement remplacé par des scooters électriques. Mais leur prix, à partir de 7000 cedis  ghanéens (520€), n’est pas accessible à tous. « Alors typiquement, tu dois marcher, poursuit-elle. Donc on ne peut pas se rendre à la plupart des visites communautaires à cause de la distance. »

Miriam Anamjongya explique comment les tensions communautaires impactent le programme d'immunization à Bawku. Crédit: Claudia Lacave/Hans Lucas

C’est ici qu’entre en jeu le pick-up blanc des Services de santé. Le Dr. Amoak a dû mobiliser les deux véhicules de l’institution pour remplacer toutes les motos auparavant utilisées, pour certaines visites communautaires mais aussi pour assurer l’approvisionnement en médicaments. « Avant 2021, nous pouvions acheter les produits et le magasin médical régional les livrait aux divers établissements à travers le programme de distribution du dernier kilomètre. Mais au niveau régional, ils ont maintenant peur de venir à Bawku à cause de l’insécurité. » En réorganisant le planning des voitures, le directeur parvient à approvisionner les centres de santé de la localité, et la mesure a été clé pour la vaccination contre les HPV. « Pendant toute la campagne, j'ai dû empêcher le pick-up de faire autre chose. Je l’ai utilisé pour aller chercher les vaccins dans la capitale régionale de Bolgatanga, à une heure trente d’ici. »

L’opération a aussi été facilitée par l’utilisation des écoles comme point de rencontre avec les adolescentes mais pour Miriam Anamjongya, le principal facteur de réussite était conjoncturel. « Pendant cette période, la ville était globalement relativement stable, alors nous avons été capables de toucher tout le monde. Mais il y a certaines activités de vaccination qui durent sur trois jours par exemple, et le premier jour, vous commencez et tout va bien. Puis le jour suivant il y a des tensions et vous n’êtes pas capable d’atteindre votre objectif », explique-t-elle. Si les équipes de santé, réduites et sous tension, parviennent à remplir certains de leurs objectifs, elles bénéficieraient grandement d’un soutien financier pour acheter des véhicules et ainsi, atteindre leurs patients, exprime l’infirmière.