On a parlé vaccins avec... Dr Anne Sénéquier de l’Observatoire de la santé à l'Institut des relations internationales et stratégiques
Dr Anne Sénéquier est psychiatre et co-directrice de l’Observatoire de la santé à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) en France. Elle est également co-autrice de La géopolitique, tout simplement, paru en 2021 aux éditions Eyrolles. Avec elle, nous abordons le concept de One Health, et la nécessité d'envisager la santé de manière décloisonnée.
- 13 décembre 2022
- 7 min de lecture
- par Assa Samaké-Roman
VaccinesWork : En arrivant sur votre compte Twitter, on lit que « la géopolitique, c'est la psychiatrie des nations ». Que voulez-vous dire par là ?
En psychiatrie, on essaie de comprendre, même si on n'y arrive pas toujours, la manière dont fonctionne l'être humain, ses motivations, ses peurs, ses tentations. Mais un humain, c'est aussi son interaction au monde. On va alors chercher des informations dans la famille, auprès des amis… Et lorsque j’ai commencé à faire de la médecine humanitaire (avec MSF, MDM, ACF) que cela soit au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie, j’ai vite compris qu’autour de l’individu, il y avait également le groupe, la communauté, la culture, le contexte national et international. C’est là que j'ai commencé vraiment à m'intéresser à la géopolitique, pour finalement me rendre compte que ce qui se passe dans le monde ; les relations internationales ; reprennent à peu près la même sémantique et le même fonctionnement que la psychiatrie. On y parle de pouvoir, d’humiliation, de domination, de relations parfois amicales, mais souvent toxiques, de souvenir, de fierté, de jalousie… Ce sont les émotions et la façon dont on les gère qui dirigent le monde.
Pourquoi est-ce qu'on a besoin des sciences humaines pour comprendre l'état de santé du monde ?
Prendre en considération les sciences humaines permet de prendre le pouls du monde, on comprend ce qui le fait avancer, quels sont les obstacles et les opportunités. Cela permet également de ne pas faire l’erreur de regarder un problème à travers un seul prisme, ce qui amènerait au mieux à des solutions qui n’en sont pas ou au pire à des solutions dites « pathogènes ». Par exemple : la croyance que la voiture électrique est la solution au changement climatique. Peut-être qu'elle pollue moins (en CO2 sur son cycle d’utilisation), mais la voiture électrique ne résout aucun des autres problèmes que pose la voiture au quotidien : la sédentarité, la sécurité des enfants dans les rues, l’accaparement de l’espace public, les embouteillages…
« L’impact des activités humaines sur notre environnement ne se conjugue pas seulement au singulier avec le changement climatique, mais au pluriel en considérant la perte de la biodiversité, la pollution et l’augmentation des maladies émergentes. »
En ignorant cette transversalité, et malgré une action couteuse en temps, argent et en énergie, on risque de retrouver nombre des problématiques du départ. Tout simplement parce qu’on aura analysé le problème de manière « verticale » sans prendre en considération la totalité de ses déterminants/de ses racines. Une erreur que l’on fait encore beaucoup, et qui du fait de son faible résultat à tendance à démotiver les gens… C’est pour ça qu’aujourd’hui on pousse le concept « One Health » qui embrasse l’interconnectivité entre la santé humaine, la santé animale et la santé planétaire…. Et qu’avec une solution globale, on puisse résoudre/simplifier une multitude de problèmes qui interagissent entre eux.
Sur la vaccination notamment, pensez-vous que dans le monde, on a pris la mesure du fait qu'il fallait penser à tout un tas de paramètres ?
Je pense qu'on a beaucoup travaillé depuis l’époque où l’on déroulait des campagnes de santé publique de manière similaire, qu'on soit en Amérique latine, en Inde ou en Europe. On s'est donc heurté à des difficultés. La campagne d'éradication de la poliomyélite est très représentative de cela. J'ai l'exemple de l'Inde en tête, qui générait quasiment 50% des cas de polio dans les années 2000. Mais lorsqu’elle a finalement compris qu'elle devait utiliser ses propres outils et les forces de la nation indienne, c'est-à-dire savoir où trouver les gens, utiliser son parc satellitaire pour identifier les villages isolés, vacciner dans les zones de transport, les gares, les trains, les bus… C'est là qu’en quasiment deux ans, elle a réussi à se débarrasser de la polio. C’est une histoire extraordinaire, j'aime beaucoup cet exemple, parce qu’on a su transformer une politique sanitaire standardisée en une politique sur mesure. C'est cela qui a fonctionné.
Il est primordial de se poser la question de ce qui est nécessaire sur le terrain. Quand on entend « dans tel pays, les gens ne veulent pas de la vaccination », on a tendance à se poser la question de « pourquoi ne veulent-ils pas de cet essentiel qu’est la vaccination ? » Sauf que bien souvent, leurs essentiels sont ailleurs ; avoir de quoi manger, de quoi se soigner, de quoi vivre. Il faut pouvoir d’abord répondre aux besoins essentiels de ces populations afin d’envisager une coopération à propos de la couverture vaccinale.
Pensez-vous qu’il est contre-productif de regarder la santé mondiale avec des lunettes très occidentales ? Par exemple, en nous disant que ce qui se passe en Asie ou en Afrique ne nous concerne pas vraiment ?
Oui, c'est même dangereux. C’est un peu la marque de fabrique des pays occidentaux. On a tendance à croire qu’on est hors d’atteinte des problèmes… On l’a cru au début de la COVID-19 (on a vu l’ampleur de la claque que l’on a pris) et aujourd’hui nous faisons la même erreur avec le changement climatique. Les pays du Sud nous rappellent (avec raison) à l’ordre. Ce fut le cas à la COP 27, qui s’est tenue le mois dernier en Égypte, lorsque le Pakistan a fait figurer sur son fronton « ce qui se passe au Pakistan ne restera pas au Pakistan ». Ils ont tellement raison.
Pour aller plus loin
Ces dernières années, où les canicules ne sont plus décennales, mais pluriannuelles, où l’on voit des inondations dans le nord de l'Europe, des feux de forêt en Suède, et les méga feux en France, ont fait prendre conscience à l'Occident, à l'Europe en particulier, que finalement, le changement climatique, c’est bien ici et maintenant. En revanche, il y a une difficulté : c'est qu'aujourd'hui l'impact de l'activité humaine n'est considéré qu’à travers le changement climatique. Malgré la pandémie de COVID-19, on a complètement occulté le pourquoi on avait toutes ces maladies émergentes, zoonotiques. L’impact des activités humaines sur notre environnement ne se conjugue pas seulement au singulier avec le changement climatique, mais au pluriel en considérant la perte de la biodiversité, la pollution et l’augmentation des maladies émergentes.
Quid de la question des droits humains, en particulier des droits des femmes ? Comment cela interagit-il avec la santé ?
De toutes les manières possibles, à partir du moment où toutes les femmes sur terre ne sont pas maîtresses de leurs décisions en termes de santé, où elles doivent demander à leur mari l'autorisation, l'argent, le temps pour pouvoir aller consulter un médecin – s’il y a un médecin qui est accessible. Où que l'on soit sur terre, si on est une femme, notre accès à la santé s’en trouve limité. D'autre part, la vision de la médecine créée par des hommes pour des hommes sur des références d'hommes caucasiens provoque des biais d'interprétation, et fait que beaucoup de pathologies féminines (mais aussi des pathologies plus présentes chez d’autres groupes ethniques) sont sous-estimées et sous-diagnostiquées, comme l’endométriose par exemple.
Devant l’ampleur des défis à surmonter, qu’est-ce qui vous donne de l’espoir pour le futur ?
Pour améliorer le quotidien des individus, il va falloir penser à améliorer le quotidien de la société, et ça, c'est très difficile. Mais finalement, on se rend compte qu’au niveau local, on arrive assez rapidement à changer les choses et avoir un impact positif. Puis on se rend compte que si nous le faisons ici, alors très probablement ailleurs, certains le font aussi, et c'est dans cette coordination là que l'on pourrait éventuellement réussir à changer les choses.
https://www.iris-france.org/publications/la-geopolitique-tout-simplement/