La santé au-delà des biais : le personnel de première ligne s’attaque aux préjugés dans les soins médicaux
Le personnel de santé du monde entier est le témoin des biais qui empêchent les populations d’accéder équitablement aux soins. Leurs témoignages, partagés par le biais de la plateforme d’apprentissage entre pairs de la Geneva Learning Foundation en vue d’un événement mondial qui se déroulera les 10 et 11 avril 2025, révèlent des schémas transnationaux.
- 9 mai 2025
- 7 min de lecture
- par Ian Jones , Charlotte Mbuh

Des villages ruraux du Bénin aux cliniques du Kenya et d’ailleurs, les membres du personnel de santé des pays du Sud sont confrontés à un défi commun : assurer un accès équitable aux soins de santé dans des systèmes qui ne traitent pas toujours tout le monde de la même manière. D’un continent à l’autre, les professionnels font état de schémas étonnamment similaires en matière de biais, qui déterminent qui reçoit des soins de qualité et qui est laissé de côté.
Les multiples visages de l’inégalité en matière de santé
« Dans notre hôpital, les personnes qui semblent riches ou plus éduquées reçoivent un service plus rapide et plus poli. Cela conduit à des résultats sanitaires médiocres, car certaines personnes préfèrent ne pas se faire soigner plutôt que d’être confrontées à la discrimination. »
Infirmière
Ministère de la Santé, Nigeria
Cette expérience n’est pas isolée. Depuis le Kenya, Joseph Ngugi fait part d’une observation troublante :
« J’ai vu une femme âgée être ignorée à l’hôpital alors qu’elle était arrivée avant les autres. En dépit de sa fragilité, elle a été mise à l’écart, alors que des patients plus jeunes, bien habillés et parlant couramment l’anglais ont été pris en charge rapidement. »
Joseph Ngugi
Spécialiste en santé publique, ministère de la Santé, comté de Murang’a, Kenya
Les schémas se retrouvent dans différents contextes. Au Cameroun, Basile Ngontcha raconte avoir vu deux jeunes mères, qui n’avaient pas les moyens de payer leurs frais médicaux, être retenues dans un établissement de santé.
« Elles ont été contraintes de travailler comme agents d’entretien dans l’hôpital, de laver le linge et de faire le lit des autres patients. »
Basile Ngontcha
Agent de santé communautaire, ONG, Yaoundé, Cameroun
Les cas d’exclusion des soins pour des raisons financières reviennent souvent dans les récits des médecins.
« Il n’y a pas d’équité, en particulier dans le secteur privé, en raison de la pauvreté. »
Dr Asim Raza
Médecin, ministère de la Santé, district d’Orakzai et de Kohat, Pakistan
Parfois, les obstacles aux soins sont plus subtils que l’exclusion directe. En République démocratique du Congo (RDC), Nicolas Kashama Saidia partage une histoire profondément personnelle.
« Ma voisine était une femme albinos qui avait des jumeaux albinos, tous deux des enfants zéro dose. Lorsque je lui ai demandé pourquoi ses enfants n’étaient pas vaccinés, elle m’a répondu que les femmes du centre de santé l’avaient regardée avec un tel dédain lors de ses visites prénatales qu’elle craignait d’emmener ses enfants se faire vacciner. »
Nicolas Kashama Saidia
Nutritionniste, ministère de la Santé, Zone de Santé de Miti Murhesa, RDC
Saidia et le mari de la femme en question ont personnellement accompagné les enfants aux séances de vaccination jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur schéma de vaccination, profitant de cette opportunité pour éduquer la communauté sur la violence fondée sur la stigmatisation.
Pour aller plus loin
Les barrières géographiques s’ajoutent aux contraintes financières
Les obstacles financiers se recoupent souvent avec d’autres formes de marginalisation. Le Dr François Acakpo explique comment l’isolement géographique affecte les résultats en matière de santé :
« Dans ma circonscription, de nombreuses communautés n’ont pas accès aux soins. Les femmes enceintes n’ont pas accès aux consultations prénatales, les enfants ne bénéficient pas de la vaccination systématique et les malades sont abandonnés à leur triste sort. »
Dr François Acakpo
Médecin, ministère de la Santé, Commune de Gogounou, Bénin
Pour les communautés vivant dans des régions isolées ou difficiles d’accès, l’accès aux soins de santé devient un luxe plutôt qu’un droit. Richard Essien décrit les défis à relever :
« Les enfants de ces régions difficiles d’accès sont défavorisés en matière de vaccination et d’autres services à l’enfance... Certains de ces enfants ne bénéficient pas en temps voulu des services auxquels ils ont droit et, en ce qui concerne la vaccination, ils risquent de rester exposés pendant un certain temps. »
Richard Essien
Spécialiste en santé publique, ministère de la Santé, Ghana
À Madagascar, le Dr Orimbato Raharijaona signale des obstacles fondamentaux à la qualité des soins :
« La démotivation du personnel de santé due à des salaires trop bas et à des conditions de vie insatisfaisantes [affecte la qualité des services]. Les activités deviennent routinières, les rapports d’activité peu fiables. »
Dr Orimbato Raharijaona
Médecin, Bureau national de l’OMS, Mandoto, Madagascar
Marion Mutange note que même avec des programmes d’assurance gouvernementaux spécifiquement conçus pour les femmes, les populations vulnérables sont toujours en difficulté :
« Même si elles ont ce que nous appelons au Kenya « Linda mama », à savoir une assurance pour les femmes enceintes, elles n’ont toujours pas les moyens de payer d’autres choses importantes pour elles et pour le bébé, comme une hygiène et une alimentation correctes. »
Marion Mutange
Agent de santé communautaire, ministère de la Santé, Mountain View, Kenya
Les zones de conflit posent des problèmes particulièrement aigus en matière de prestation de soins de santé. Alain Dakam partage son expérience de négociation avec les forces rebelles pour fournir des services de vaccination dans une région peu sûre du Cameroun :
« Nous voulions qu’il soit clair que nous agissions selon les principes de neutralité et d’impartialité, et que nous n’avions pas d’autres objectifs que de protéger la santé et le bien-être de la population locale, en particulier des jeunes enfants. »
Alain Dakam
Consultant, ONG internationale, Cameroun
Lorsque l’équipe d’Alain Dakam a contacté les représentants locaux des chefs rebelles, elle a été surprise par leur réaction : « Les protégés qui servaient d’intermédiaires étaient tellement convaincus de l’importance de ce que nous essayons de faire qu’ils ont proposé de servir eux-mêmes de guides aux équipes de vaccination. »
Des solutions locales émergent des expériences de première ligne
Malgré ces difficultés, le personnel de santé trouve des moyens créatifs pour combler les lacunes en matière de soins. Au Ghana, Joseph Adomako a observé que les horaires traditionnels des cliniques empêchaient de nombreux parents qui travaillaient d’accéder aux services :
« En discutant avec la communauté, nous avons accepté de modifier l’horaire de notre clinique de protection de l’enfance dans certaines communautés, en rallongeant les heures de travail en fin de journée, et nous avons également proposé la vaccination le week-end. »
Joseph Adomako
Spécialiste en santé publique, ministère de la Santé, district d’Atwima Kwanwoma, Ghana
Ce simple ajustement du calendrier a permis d’améliorer considérablement la couverture vaccinale, démontrant ainsi que l’adaptation des services aux besoins de la communauté peut permettre de surmonter les obstacles sans nécessiter de ressources supplémentaires.
Le Dr Youssou Mbaye, au Sénégal, raconte comment un engagement direct auprès de la communauté a transformé une campagne de santé confrontée à des difficultés :
« Après une analyse de la situation, j’ai décidé de me rendre dans 33 villages pour rencontrer directement les populations et les dirigeants communautaires. Nous avons pris le temps d’expliquer clairement notre stratégie... Au terme de ce voyage, qui a duré trois jours, la campagne de distribution massive de médicaments a enregistré ses meilleurs résultats au cours des cinq dernières années. »
Dr Youssou Mbaye
Spécialiste en santé publique, ministère de la santé, Thiadiaye, Sénégal
Passer de solutions individuelles à des solutions systémiques
Les efforts individuels sont importants, mais la lutte contre les préjugés dans les soins de santé nécessite des approches systémiques. Au Mali, Fousseyni Dembele a constaté que les patients n’étaient pas traités par ordre d’arrivée dans un centre de santé, la préférence étant donnée à certaines personnes :
« Nous devons respecter les croyances, tout en sensibilisant au potentiel des progrès médicaux pour sauver des vies et prévenir des maladies. »
Fousseyni Dembele
Médecin en santé publique, ministère de la Santé, district de Kayes, Mali
Après avoir mis en place un système de tickets numérotés et impliqué les dirigeants de la communauté, sa clinique a constaté une amélioration de la satisfaction des patients et une augmentation des taux de vaccination.
Parfois, de simples changements peuvent faire une réelle différence. Fanny Ogwu, infirmière à la retraite au Nigeria, a identifié trois villages reculés où les enfants ne recevaient pas de vaccins parce qu’ils n’étaient pas inclus dans les microplans du district :
« Une partie importante de mon rôle consiste à agir en tant que médiatrice entre les communautés et le système local, en aidant à construire des ponts et à établir la confiance. »
Fanny Ogwu
Infirmière à la retraite, Nigeria
En travaillant avec les accoucheuses traditionnelles, les dirigeant de la communauté et les coordinateurs du district, elle a contribué à faire en sorte que les services de vaccination atteignent ces communautés oubliées.
Toutes les solutions technologiques ne fonctionnent pas de la même manière pour tout le monde. Marion Mutange l’a découvert en essayant d’utiliser des outils numériques pour sensibiliser la population :
« Nous avons formé des groupes WhatsApp en regroupant une centaine de ménages, dirigés par des membres du personnel de santé, afin de suivre chaque progrès. Cela n’a pas très bien fonctionné parce que certains membres de la communauté n’avaient pas les moyens d’acheter des smartphones, [et à cause de] l’analphabétisme et des forfaits de communication. »
Marion Mutange
Agent de santé communautaire, ministère de la Santé, Mountain View, Kenya
Son équipe s’est adaptée en désignant un membre de la communauté pour partager les informations avec ceux qui n’avaient pas accès au numérique, ce qui montre que même les innovations bien intentionnées peuvent involontairement créer de nouveaux obstacles.
Faire tomber les barrières par la compréhension
« Ce que j’ai appris, c’est que les programmes de vaccination doivent être centrés sur les personnes. La collaboration avec la communauté pour répondre à ses préoccupations, la communication sur les risques et les commentaires ont permis d’instaurer la confiance dans le système de santé. La confiance est essentielle à une relation solide avec les communautés et constitue la base de partenariats efficaces. »
Fanny Ogwu
Infirmière à la retraite, Nigeria
Ces expériences soulignent à quel point il est important de reconnaître la diversité des besoins des individus et des communautés. Charlotte Mbuh explique :
« Ce qui pouvait sembler être des incidents isolés se révèle être des schémas systémiques une fois que les professionnels commencent à échanger dans différents contextes. »
Charlotte Mbuh
Directrice adjointe, Geneva Learning Foundation
En partageant ces expériences et en apprenant les uns des autres, les membres du personnel de santé améliorent non seulement les soins dans leurs propres communautés, mais contribuent également à une meilleure compréhension de la manière dont les biais opèrent dans les systèmes de santé – et de la manière dont ils peuvent être démantelés.
Participer à un nouveau type de discussion sur l’équité en matière de santé mondiale
Ces efforts individuels soulignent l’importance des approches systémiques de l’équité en matière de santé. Pour faire avancer ce travail, la Geneva Learning Foundation organise un événement spécial les 10 et 11 avril 2025, réunissant des membres du personnel de santé de première ligne, des chercheurs et des décideurs politiques de plus de 70 pays.
« Si vous avez à cœur de garantir à chacun(e) un accès égal à des soins de santé de qualité, quels que soient son identité et son lieu d’origine, cet événement de partage d’expériences est fait pour vous. »
Reda Sadki
Directeur exécutif, Geneva Learning Foundation
L’événement présentera le Cadre « BIAS FREE » (sans biais), un outil pratique permettant d’identifier et d’éliminer les biais sociaux dans la recherche et la pratique en matière de santé. Contrairement aux approches qui se concentrent sur une seule dimension, le genre ou le handicap par exemple, ce cadre examine la façon dont les multiples formes de biais se croisent, offrant ainsi une approche plus complète des défis en matière d’équité dans le domaine de la santé.
« Lorsque nous nous concentrons uniquement sur le genre, nous pouvons collecter des données ventilées par sexe mais continuer à considérer les expériences masculines comme la norme. Nous pourrions améliorer l’accès des femmes aux services sans nous demander pourquoi les systèmes ont été conçus sans tenir compte des femmes. »
Charlotte Mbuh
Directrice adjointe, Geneva Learning Foundation
Les participants recevront le cadre complet et obtiendront un certificat en fonction de leur contribution au processus d’apprentissage entre pairs. Pour participer à ce dialogue mondial, inscrivez-vous à l’adresse suivante : www.learning.foundation/bias. L’événement spécial est également disponible en français : https://www.learning.foundation/bias-fr