Paludisme : des professionnels de santé de 80 pays partagent leur expérience
Alors que deux vaccins contre le paludisme commencent à être déployés dans de nombreux pays, les agents de santé évoquent leur expérience de cette infection parasitaire meurtrière.
- 18 novembre 2024
- 8 min de lecture
- par Ian Jones
Le paludisme frappe des pans entiers de la planète, mais c'est en Afrique subsaharienne que ses effets sont les plus graves. On le répète souvent : le paludisme tue près d'un demi-million d'enfants chaque année. Aussi inquiétant qu’il soit, ce chiffre ne donne qu’une faible idée du lourd tribut imposé aux familles par cette maladie.
En préparation de Teach to Reach 10, événement d'apprentissage par les pairs organisé par la Fondation apprendre Genève [Geneva Learning Foundation – TGLF] les 20 et 21 juin 2024, plus de 21 000 participants ont été invités à témoigner de la façon dont le paludisme affecte leur vie et leur communauté, ainsi que des difficultés rencontrées pour faire face à ce fléau.
Les participants à cet événement sont des professionnels de santé travaillant dans les districts et les établissements de plus de 80 pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. La moitié d'entre eux sont des agents de l’État, l'autre moitié des membres de la société civile.
Beaucoup ont décrit comment des membres de leur famille - jeunes enfants ou personnes âgées - avaient été fauchés par le paludisme.
« En tant qu'agent de santé communautaire dans une zone rurale du Nigéria, j’ai pu constater par moi-même les ravages causés par le paludisme au niveau des individus, des familles et des communautés. J’ai malheureusement eu moi-même la douleur de perdre des enfants à cause du paludisme. J’ai tout tenté en vain pour les protéger ; ils ont succombé à la maladie. Alors, j'ai consacré ma vie à lutter contre le paludisme pour qu'aucun autre parent ne vive ce que j’avais vécu ».
– Lucy Pam Dangyang, spécialiste en santé publique, Bokkos LGA, État du Plateau, Nigéria
« Le paludisme a failli coûter la vie à mon mari et à mes deux enfants. J'ai galéré pour les soigner à l'hôpital - la période de février à avril de cette année a été très dure pour moi et ma famille. J'étais la seule à avoir résisté et à ne pas avoir été infectée par le Plasmodium [falciparum] ».
– Rebecca Bello, spécialiste en santé publique, communauté de Dobi, Gwagwalada (Territoire de la capitale fédérale à Abuja), Nigéria
Les professionnels de santé ont également évoqué leur enfance ponctuée de crises de paludisme.
« J’ai grandi dans une région où le paludisme était endémique, et cette maladie a eu un profond impact sur ma vie et ma famille. J'ai été le témoin direct de ses effets débilitants. Quand j'étais enfant, mon frère cadet a contracté le paludisme à plusieurs reprises, ce qui lui a valu de nombreuses visites à l'hôpital et de longues périodes pendant lesquelles il n’a pas pu aller à l'école. Ces crises de paludisme étaient non seulement traumatisantes, mais aussi financièrement épuisantes pour ma famille, car les frais médicaux s'accumulaient alors que mes parents devaient laisser leur travail pour s'occuper de lui ».
– Joseph Mbari Ngugi, spécialiste de la santé publique, ministère de la Santé, Kenol, comté de Murang'a, Kenya
« Le paludisme a ravagé ma communauté ; il a frappé ma famille, mes amis et mes voisins. Je ne compte plus le nombre d'êtres chers que j'ai perdus à cause de cette maladie. En grandissant, j'ai vu ma mère se battre pour accéder aux soins de santé pendant ses grossesses. Elle a contracté le paludisme à plusieurs reprises, ce qui lui a valu des complications et même des fausses couches. »
– Ibrahim Lawan, spécialiste en santé publique, Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Zakalio/Babale, Nigéria
Les intervenants ont également donné des détails très précis sur les crises de paludisme.
« Le paludisme nous a tous beaucoup affectés, ma famille et moi. Je n’ai pas eu beaucoup de crises, mais quand j’en ai eu, je ne pouvais pas aller travailler ni même faire la cuisine pour mes enfants, je n’arrêtais pas de vomir et j'étais très affaiblie. »
– Rachel Aniniwaa Addo, spécialiste en santé publique, ministère de la Santé, municipalité de Yilo Krobo, Ghana
« Je me souviens très bien, quand j’étais petit, de la panique qui s'installait dès qu'un membre de notre communauté tombait malade et présentait des symptômes révélateurs : fièvre persistante, frissons, maux de tête atroces. Ma grand-mère fait partie des nombreuses victimes du paludisme. Je revois encore son corps si frêle ravagé par l'infection, tandis que ma famille se démenait pour trouver les quelques médicaments antipaludiques disponibles à l'époque. Malheureusement, malgré nos efforts, elle a succombé à la maladie alors que je n'avais que dix ans ».
– Bwango Benjamin Mukaapa, spécialiste en santé publique dans une ONG, Fort Portal City, Ouganda
Pour de nombreux ménages, le paludisme constitue une menace omniprésente. La maladie n'est pas seulement très pénible pour ceux qui sont atteints ; elle empêche aussi les enfants d’aller à l'école, ce qui entrave leur développement intellectuel et physique, et peut avoir de graves conséquences économiques pour les adultes, incapables d’aller travailler parce qu'ils sont trop malades ou parce qu'ils doivent s'occuper de leurs enfants ou de leurs parents malades.
« Le bilan économique est terrible. À maintes reprises, mes parents et d'autres membres de ma famille ont dû arrêter de travailler ou réduire l’activité de leur petite entreprise à cause des crises de paludisme. S’ajoutant à la perte de salaire, le coût des soins médicaux a plongé notre famille dans la pauvreté, rendant plus difficile encore l'accès aux moyens de prévention et au traitement dont nous avons si désespérément besoin. »
– Bwango Benjamin Mukaapa
Même en dehors des périodes de maladie, la peur du paludisme peut être écrasante.
« Maintenant que je suis adulte, la menace est toujours là. J’ai tout le temps peur de contracter la maladie et de la transmettre à mes propres enfants. L'idée qu'ils puissent souffrir comme moi est une source constante d'anxiété. »
– Bwango Benjamin Mukaapa
Les participants ont mis en évidence toute une série d'autres problèmes. Le coût des médicaments est source de difficultés économiques, mais encore faut-il que ces médicaments soient disponibles. Par ailleurs il semblerait que les traitements – même ceux qui combinent plusieurs médicaments – perdent de leur efficacité. La résistance aux médicaments est une préoccupation bien réelle, même si les traitements pourraient s’avérer inefficaces pour d’autres raisons : certains patients pourraient utiliser des médicaments de mauvaise qualité ou des contrefaçons.
« Quand les médicaments viennent à manquer, c'est la catastrophe. Les gens ont recours à des médicaments non approuvés ou à des remèdes traditionnels, qui peuvent être inefficaces, voire nocifs. »
– Lucy Pam Dangyang, spécialiste en santé publique, Bokkos LGA, État du Plateau, Nigéria
« En Ouganda, les centres de santé du secteur public n’ont que très peu de médicaments contre le paludisme, et les cliniques privées les vendent à des prix exorbitants. Alors, la population a recours à l’automédication et se contente d’acheter des analgésiques, ce qui peut mettre leur vie en danger. En effet, un tel traitement ne peut empêcher le paludisme de continuer à évoluer et s’aggraver. »
– Kiwalabye Dan Rogers, spécialiste en santé publique, région du Grand Mukono, Ouganda
De nombreuses contributions ont également insisté sur le rôle du changement climatique dans la recrudescence du paludisme. La hausse des températures modifie la répartition des moustiques transmetteurs de la maladie ainsi que leur comportement, et favorise leur multiplication. Les phénomènes météorologiques extrêmes et les inondations créent davantage de conditions propices à la multiplication des moustiques.
Pour aller plus loin
Certaines mesures permettent déjà de réduire l’incidence du paludisme. Les moustiquaires imprégnées d'insecticide, par exemple, peuvent empêcher de se faire piquer pendant la nuit. Mais même si l’on a la preuve qu’elles permettent de réduire les infections, les moustiquaires ne sont pas toujours bien acceptées et sont peu utilisées dans de nombreuses régions.
« Les moustiquaires fournies ne sont pas assez grandes pour couvrir le lit. Elles sont trop petites pour pouvoir nous protéger contre le paludisme. »
– Anonyme, agent de santé communautaire dans une ONG, Tanzanie
« En Ouganda, les moustiquaires imprégnées d’insecticide sont fournies gratuitement aux communautés, mais elles sont malheureusement employées à d’autres usages : fabrication de bière locale, activités de pêche, récolte du café, piégeage des sauterelles, etc. Certains les utilisent même comme matelas. »
– Kiwalabye Dan Rogers
« Certains ne veulent pas utiliser leur moustiquaire pour dormir la nuit car, disent-ils, elle leur tient trop chaud ; ça leur brûle la peau et le visage. »
– Lawrencia Caesar, infirmière, ministère de la Santé, district d’Asikuma-Odoben-Brakwa, Ghana
La pulvérisation d'insecticides n'est pas non plus la solution idéale car elle favorise l'émergence et la propagation de moustiques résistants. L'utilisation de médicaments antipaludiques à titre préventif est très efficace, mais généralement réservée à des populations particulières, par exemple aux femmes enceintes, qui sont particulièrement vulnérables au paludisme, ou aux enfants vivant dans des zones de transmission saisonnière (chimioprévention du paludisme saisonnier, CPS).
Les participants ont également présenté les mesures prises par eux-mêmes et leurs communautés, face à la résurgence du paludisme.
« Nous voulons chasser le paludisme de l'Ouganda et sauver des vies. Pour cela, nous veillons à ce que nos concitoyens appliquent les mesures élémentaires de prévention préconisées par le ministère de la Santé et l’OMS, comme l'évacuation des eaux stagnantes et le débroussaillage. À cet égard, nous avons mobilisé la communauté et l'avons invitée à participer à la lutte contre le paludisme. Nous avons demandé de ne plus utiliser les moustiquaires pour d'autres activités, d’autoriser la pulvérisation d’insecticide dans les habitations et d’y cultiver des plantes répulsives pour éloigner les moustiques. »
– Kiwalabye Dan Rogers
« J'ai malheureusement vu beaucoup de mes voisins, y compris de jeunes enfants, succomber à la maladie parce qu'ils n'avaient pas eu accès à temps à un traitement adéquat. Face à cette crise qui empirait, ma communauté s'est mobilisée. Nous avons organisé régulièrement des opérations de nettoyage pour drainer les sources d'eau stagnante et éliminer les sites de reproduction des moustiques, autour de nos maisons et dans les espaces publics. Beaucoup d'entre nous ont également investi pour être sûrs de pouvoir disposer de suffisamment de moustiquaires imprégnées d'insecticide, pour que nos familles puissent déjà disposer d’une ligne de défense contre les piqûres de moustiques. »
– Bwango Benjamin Mukaapa
Le fait que deux vaccins efficaces contre le paludisme, le RTS,S/AS01 et le R21/Matrix-M, soient désormais disponibles constitue une avancée majeure pour la prévention du paludisme. Plus de 20 pays ont demandé l’aide de Gavi pour introduire la vaccination antipaludique et plusieurs pays ont déjà commencé à déployer le vaccin début 2024 (suivant les traces du Ghana, du Kenya et du Malawi, qui avaient commencé à administrer le vaccin RTS,S en 2019, dans le cadre d'un programme pilote dirigé par l'OMS).
Les vaccins ne suffiront pas à eux seuls. Il faudra les utiliser parallèlement aux autres mesures antipaludiques, moustiquaires imprégnées d'insecticide et chimioprévention, pour obtenir une protection optimale. Il faudra également surmonter les difficultés opérationnelles et s'assurer de l'acceptation de la communauté ; l'expérience acquise à ce jour suggère que le fardeau du paludisme constitue un facteur de motivation fort qui stimule une demande élevée de la part des communautés
« Alors que notre pays commence à déployer le nouveau vaccin contre le paludisme, je participe activement à l'éducation de la communauté quant aux bénéfices de cette vaccination. Nous essayons d’anticiper les problèmes que nous pourrions rencontrer, notamment l'hésitation face à la vaccination, les détails logistiques et la garantie d'un accès équitable. Pour les surmonter, nous nous concentrons sur la mise en place de partenariats solides entre les prestataires de soins de santé, les dirigeants communautaires et les organisations locales. Pour que le vaccin soit accepté et que la vaccination contre le paludisme soit un succès, il va falloir communiquer de façon efficace et instaurer un climat de confiance. »
– Joseph Mbari Ngugi
2024 pourrait donc être une année charnière pour la prévention du paludisme. Le nombre annuel de décès, actuellement de 500 000, pourrait bientôt commencer à baisser, et du coup, le nombre de ménages qui vivent dans l'angoisse constante du paludisme pourrait diminuer.
Pour obtenir une invitation pour Teach to Reach 10, rendez-vous sur https://www.learning.foundation/teachtoreach
Note : Les propos rapportés dans cet article sont propres à leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de leurs employeurs