L’Afrique se rêve à l'avant-garde de la R&D en Intelligence Artificielle

En Afrique, la recherche et développement en Intelligence Artificielle (IA) sont en pleine émergence, notamment dans le domaine de la santé. Ces avancées promettent des changements significatifs, offrant des solutions innovantes pour améliorer la vie des populations. Cependant, malgré le potentiel et l'ambition des gouvernements, des obstacles persistent et limitent la croissance de la recherche en IA sur le continent.

  • 12 décembre 2023
  • 9 min de lecture
  • par Clémence Cluzel
Le potentiel transformateur de l’IA dans le domaine de la santé semble infini, et l'Afrique l’a compris. Crédit : Desola Lanre-Ologun sur Unsplash
Le potentiel transformateur de l’IA dans le domaine de la santé semble infini, et l'Afrique l’a compris. Crédit : Desola Lanre-Ologun sur Unsplash
 

 

En plein essor ces dernières années, l'Intelligence Artificielle (IA) laisse entrevoir un immense champ des possibles dans de nombreux secteurs. Le domaine de la santé est particulièrement chamboulé par cette révolution technologique qui ouvre la porte à de multiples opportunités. Récemment, l'Organisation mondiale de la santé a reconnu le rôle de l'IA pour améliorer les performances dans les essais cliniques, le diagnostic, la mise au point d'un protocole de traitement, ou encore la production de vaccins et la prévoyance de futures épidémies. Grâce à la recherche et au développement (R&D), ces découvertes technologiques deviennent ainsi des atouts pour améliorer la médecine, des avancées notables contribuant à l'émergence des pays en développement. Une évolution dont les gouvernements prennent de plus en plus conscience malgré la faiblesse des investissements consentis.

L'IA, un outil de transformation du secteur de la santé

Les logiciels autonomes existent depuis une soixantaine d'années, l'IA permettant d'accomplir des tâches complexes. Appliquée au domaine de la santé, elle "dope" la pratique médicale via la technologie. Ordonnance électronique, télémédecine, application médicale sont autant d'innovations issues de cette révolution numérique, constituant des outils puissants pour des réponses rapides, précises et détaillées.

Face aux nombreux défis sanitaires auxquels le continent doit faire face, l'intérêt pour ces technologies est croissant. Avec une population très jeune et connectée, le continent dispose d'un atout conséquent dans la production d'innovations pouvant résoudre des problématiques locales, souvent délaissées dans les programmes de recherche financés par les pays du Nord.

"L'innovation sauve des vies" était ainsi le thème des Grands Challenges 2023, une réunion orchestrée par la Fondation Bill et Melinda Gates et soutenue par l'État du Sénégal, qui s'est tenue pour la première fois en Afrique de l'Ouest, du 9 au 11 octobre dernier. Le Sénégal, pays hôte, avait été sélectionné pour son "engagement à renforcer son écosystème de recherche et de développement", comme le soulignait Bill Gates avant d'insister sur les "progrès remarquables réalisés en matière de réduction de la mortalité infantile et d'amélioration de la nutrition".

L'Institut Pasteur et l'Institut de Recherche en Santé, de Surveillance Épidémiologique et de Formations (IRESSEF), laboratoires de référence en santé, contribuent notamment aux progrès de la science et des innovations scientifiques en matière de santé dans le pays mais aussi sur le continent. Le Sénégal possède ainsi de bons indicateurs dans de nombreux domaines qui en font un leader sur le continent dans le domaine de la R&D en santé ainsi que dans la promotion des innovations technologiques. Cela grâce, par exemple, aux travaux de pointe de l'Institut Pasteur qui produit localement, depuis 100 ans, des vaccins à ARNm pour des problématiques locales (fièvre jaune, par exemple), affectant particulièrement les populations démunies. De nombreux progrès ont ainsi été réalisés ces dernières années.

L'utilisation de ces nouvelles technologies doit être faite équitablement pour une amélioration des conditions de vie des populations qui en ont le plus besoin, sans quoi elles font craindre une médecine à deux vitesses, qui accroîtrait un peu plus les inégalités d'accès aux soins. 

Grâce à une technologie de nouvelle génération, les vaccins ARNm peuvent réduire les coûts de recherche et de fabrication, permettant ainsi un plus large accès à ceux-ci, renforçant l'équité vaccinale. Le vaccinopole de Diamniadio (géré par l'Institut Pasteur) s'inscrit dans cette dynamique : la structure doit produire en grande quantité des vaccins à moindre coût pour des maladies et épidémies courantes sur le continent. Pour cela, l'Institut s'est associé avec la société Quantoom, qui a mis en place une nouvelle plateforme pour la réalisation de divers vaccins à ARNm. "Cette technologie ARNm est révolutionnaire pour les maladies infectieuses (le paludisme, la tuberculose, la fièvre de Lassa) qui touchent fortement les pays à faibles revenus", applaudit Bill Gates.

Une étape de plus vers l'autosuffisance vaccinale de la région qui contribue à la sécurité sanitaire du continent. "La production en Afrique pour l'Afrique est une nécessité. Il nous faut produire des vaccins de routine et pour les épidémies. La recherche et développement nous permet d'être résilient face à celles-ci. L'orientation vers la digitalisation est importante", a déclaré le Président sénégalais, Macky Sall, lors des Grand Challenges.

Au-delà de ces deux laboratoires de référence, de plus en plus de chercheurs utilisent les nouvelles technologies dans leurs travaux. C'est le cas de Fatou Lo Niang, doctorante en IA appliquée à la médecine à l'Université Gaston Berger de Saint Louis. Cette pionnière de l'IA au Sénégal veut développer une application permettant aux cardiologues de prédire les risques de maladies cardio-vasculaires. Une fois de plus, le potentiel transformateur de l'IA dans le domaine de la santé semble infini et le continent l'a compris. L'Afrique ambitionne de devenir un acteur majeur des IA, malgré les nombreux défis qui persistent encore.

Des obstacles au développement de la R&D

Malgré la bonne volonté, les travaux sur l'utilisation de l'IA en médecine restent limités sur le continent, portant essentiellement sur les cancers ou le paludisme. Le manque de données africaines est l'un des principaux obstacles à la poursuite des travaux. L'accélération récente de l'intérêt pour l'IA pose également la question des répercussions d'un usage non encadré de cette nouvelle technologie, principalement à propos des données confidentielles collectées, largement hébergées dans les pays du Nord. "Les systèmes d'IA, appliqués à la santé, permettent l'accès aux données personnelles, c'est pourquoi un cadre légal solide est nécessaire pour sauvegarder la vie privée", souligne l'OMS.

"Il n'y aura d'innovation transformatrice que si celle-ci est accessible aux personnes qui en ont le plus besoin. Il faut contribuer à combler les lacunes critiques en matière d'accès aux vaccins", a rappelé Morena Makhoana, PDG de Biovac, une entreprise de produits pharmaceutiques basée en Afrique du Sud productrice de vaccins, lors des Grand Challenges. 

L'utilisation de ces nouvelles technologies doit donc être faite équitablement pour une amélioration des conditions de vie des populations qui en ont le plus besoin, sans quoi elles font craindre une médecine à deux vitesses, qui accroîtrait un peu plus les inégalités d'accès aux soins. "L'IA permet de faire un saut important et offre un progrès qu'on n'a jamais vu auparavant en transformant le paysage des soins de santé sur notre continent. Nous avons besoin d'une société littérée en IA pour que le bénéfice soit le plus large possible et que personne ne soit laissée pour compte", avançait Juliana Rotich, responsable de l'intégration fintech pour la société M-Pesa, basée au Kenya.

Le manque de priorités et de stratégies nationales claires en matière de R&D ou l'absence d'un cadre de politique économique sont également parmi les raisons de l'engagement limité des gouvernements. Une situation qui renforce alors la dépendance aux financements extérieurs.

La question du financement constitue l'obstacle central à la R&D sur le continent. Les scientifiques africains restent encore largement dépendants des financements extérieurs, ce qui se répercute également sur les thématiques de recherche. Les bailleurs financent en effet plus facilement des travaux qui pourraient leur être bénéfiques, cela au détriment de maladies jugées prioritaires sur le continent qui restent ainsi largement sous-financées. 

Même si le niveau mondial de financement en R&D augmente, environ seulement 2% de ces investissements sont consacrés aux maladies qui touchent les personnes les plus pauvres dans le monde. En 2020, le déficit de financement annuel pour le développement de produits ciblant les maladies liées à la pauvreté et négligées était estimé à 2.6 milliards de dollars.

Or l'IA a un rôle clé dans la production des vaccins. Sans financement, difficile de développer et produire des vaccins dont le continent a besoin. Actuellement, l'Afrique produit moins de 1% de ses propres besoins.

Recommandations et soutiens

Ces dernières années, cependant, des efforts ont été faits pour encourager le financement intérieur par les gouvernements africains. Grâce à cela, les chercheurs du continent ont pu s'attaquer aux problèmes prioritaires des populations locales. Des fonds de financement ont été mis en place pour booster la recherche scientifique. Ces mécanismes permettent donc de soutenir les innovations, même si les budgets restent faibles. Au-delà de l'aspect purement financier, les États peuvent également intervenir en créant des infrastructures de recherche, des bourses d'études, offrant des formations, créant un environnement favorable à la recherche…

"Les nouvelles technologies de la santé ont le potentiel de sauver des millions de vies, mais le financement de la R&D ne va pas dans le bon sens. Les donateurs doivent renforcer leurs engagements pour veiller à ce que les innovations en matière de santé atteignent plus rapidement ceux qui en ont besoin afin que davantage de vies puissent être sauvées", a déclaré Bill Gates. Le philanthrope a appelé à investir au moins 3 milliards de dollars supplémentaires chaque année en R&D pour la santé. 

De son côté, et pour faire face aux défis sanitaires, la Fondation Bill & Melinda Gates s'est engagée, lors de la réunion des Grand Challenges, à injecter 40 millions de dollars pour faciliter l'accès à la plateforme de recherche et de fabrication de vaccins ARNm en Afrique. L'Institut Pasteur de Dakar et l'entreprise Biovac (Afrique du Sud) doivent tous les deux recevoir 5 millions de dollars chacun pour acquérir la technologie Quantoom Biosciences qui permet une fabrication de vaccins à faible coût adaptés au contexte local. 

La fondation mettra également 20 millions de dollars à disposition de Quantoom Biociences pour réduire leurs coûts de production et permettre ainsi aux pays à revenus intermédiaires de bénéficier d'outils sanitaires de nouvelle génération à base d'ARNm. 10 millions de dollars ont aussi été accordés à d'autres fabricants de vaccins de pays à revenus faibles et intermédiaires.

"Le Sénégal s'est engagé à renforcer son écosystème de recherche et de développement et à promouvoir la science et l'innovation dans toute l'Afrique", s'est enthousiasmé Bill Gates. Un engagement qui s'inscrit dans la volonté de développer les capacités locales pour offrir des solutions pensées par et pour l'Afrique. Il s'agit également de promouvoir des plateformes dirigées et détenues par des Africains, mais aussi d'augmenter le nombre d'universités et d'instituts de recherche africains afin que les chercheurs puissent mener leurs propres recherches. Les programmes de bourses et fonds de financement sont aussi à multiplier pour encourager la recherche et les concrétisations de projets novateurs.

Depuis 2003, l'initiative de la Fondation Bill et Melinda Gates, Grand Challenges, a permis de soutenir plus de 3 800 projets dans 118 pays pour un investissement global de 1.6 milliard de dollars. Créer un écosystème favorable, avec une communauté de scientifiques, est essentiel pour encourager l'innovation. Souvent absent dans le financement, le secteur privé a pourtant aussi son rôle à jouer dans le financement des avancées scientifiques dans le domaine sanitaire.


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