Cécité due à la rougeole : L'histoire d'Habib

La rougeole n'est pas seulement une maladie meurtrière. Certains des malades qui lui survivent souffrent de graves lésions oculaires, allant parfois jusqu’à la cécité totale. Au Nigéria, VaccinesWork a rencontré une mère qui tente désespérément de sauver la vue de son fils.

  • 22 septembre 2023
  • 11 min de lecture
  • par Royal Ibeh ,   Maya Prabhu
Habib et sa tante lors d'une visite au LASUTH. Crédit photo : Royal Ibeh
Habib et sa tante lors d'une visite au LASUTH. Crédit photo : Royal Ibeh
 

 

Habib, le bébé de Sikirat Sa'id, n'avait que six mois lorsque la mère de cette dernière, déjà d’un certain âge, est tombée malade. Sikirat a été appelée à Ilorin, dans l'ouest du Nigéria, pour l’assister. Elle a préparé un petit sac, a mis Habib sur son dos et elle a quitté Lagos en bus pour un voyage de plus de 300 kilomètres.

Le petit sac contenait, entre autres, le carnet de vaccination d'Habib. Il n'avait manqué aucun vaccin jusqu’ici et Sikirat ne voulait pas manquer une vaccination à cause du voyage.

« Quand les médecins m’ont dit que mon fils ne verrait pas, j’étais tellement désespérée que je me suis mise à pleurer et personne n'a pu me consoler. Je m’en voulais terriblement. Mon fils avait perdu la vue par ma faute ».

« Le jour prévu pour sa vaccination contre la rougeole, je l'ai emmené dans un des centres de santé de Ilorin, mais ils m'ont dit qu'ils n'avaient pas de vaccin », se souvient-elle. « Ils m'ont donné rendez-vous pour une autre date. Je me suis rendue à l'hôpital le jour prévu, mais on m'a dit qu'il n'y avait toujours pas de vaccin, alors j'ai laissé tomber ».

La grand-mère est morte quelques mois plus tard. Sikirat est rentrée chez elle, à Lagos avec Habib, qui avait alors 10 mois, et l’a emmenée au dispensaire le plus proche. C'était entre le milieu et la fin de l'année 2012, à la fin d'une saison de pluies intenses. « Je me souviens encore de la colère des infirmières. Elles étaient furieuses contre moi d'avoir laissé passer la date de la vaccination contre la rougeole. Elles m'ont dit que c’était trop tard. C'est ainsi que mon fils n’a finalement pas été vacciné contre la rougeole », raconte Sikirat.

On ne sait pas exactement pourquoi les infirmières du centre de santé de Lagos ont dit à Sikirat que c’était "trop tard" pour vacciner l'enfant. Le système de santé nigérian spécifie que le vaccin à deux doses contre la rougeole doit idéalement être administré à neuf mois et à quinze mois - mais la vaccination de rattrapage est recommandée jusqu'à l'âge de 15 ans pour tous les enfants qui n’ont pas été vaccinés ou n’ont reçu qu’une seule dose. Cette erreur aura des conséquences terribles pour Habib.

Moins d'un an plus tard, il est tombé malade : fièvre intense, éruption cutanée sur tout le corps, des yeux rouges et larmoyants, collés par des écoulements.

La rougeole entraîne fréquemment une inflammation de la conjonctive et de la cornée, ce qui rend les yeux rouges et douloureux, et sensibles à la lumière. Le plus souvent, l'inflammation disparaît sans laisser de traces. Mais il arrive que l'ulcération de la cornée entraîne des cicatrices permanentes, notamment chez les enfants malnutris qui présentent une carence en vitamine A ou une co-infection bactérienne ou virale. En l’absence de traitement, cette kératomalacie peut, dans les cas les plus graves, aller jusqu’à la perforation de la cornée. À ce stade, la mort est souvent proche.

Sikirat a emmené son fils à l'hôpital général Alimosho à Lagos. De là, Habib a été transféré à l’hôpital universitaire de Lagos (Lagos University Teaching Hospital ou LUTH), puis à l’hôpital universitaire de l'État de Lagos (Lagos State University Teaching Hospital ou LASUTH). Lorsqu’il a pu légèrement entrouvrir les yeux, Sikirat a vu qu'ils étaient "très rouges".

La situation était bien pire qu'il n'y paraissait. « Les médecins nous ont dit qu'il ne pourrait plus voir, car la rougeole avait atteint ses deux yeux », se souvient Sikirat.

« Quand les médecins m’ont dit que mon fils ne verrait pas, j’étais tellement désespérée que je me suis mise à pleurer, et personne n’a pu me consoler. Je m’en voulais terriblement. Mon fils avait perdu la vue par ma faute ».

La résurgence du danger

Déjà en 2004, la rougeole et la carence en vitamine A étaient reconnues comme les principales causes de cécité chez les enfants des pays en développement. Ces deux maladies sont liées. La carence en vitamine A est dangereuse pour les yeux, car elle les assèche, ce qui peut endommager la rétine et la cornée. L'infection par le virus de la rougeole, qui peut de son côté s’attaquer à certaines parties de l'œil, entraîne l’effondrement des taux de vitamine A, véritable catastrophe chez les enfants présentant déjà un niveau limite.

La rougeole - la plus contagieuse des maladies évitables par la vaccination, connue des épidémiologistes comme "le canari dans la mine de charbon" pour sa capacité à repérer les failles des systèmes de santé - fait son grand retour. Durant les trois premiers mois de l'année 2022, le Nigéria a signalé à lui seul 12 241 cas de rougeole.

Dans les années 1990 et au début des années 2000, les estimations de l'incidence mondiale de la rougeole variaient considérablement, entre 15 000 à 100 000 nouveaux cas annuels en ce qui concerne la cécité qui lui est liée. L’amélioration de la couverture vaccinale contre la rougeole et la distribution de vitamine A ont depuis fait baisser ces taux.

Mais là où la couverture vaccinale est irrégulière, et en particulier là où il est difficile d’avoir une bonne alimentation, les enfants courent toujours des risques importants.

Ce qui est alarmant, c’est que ces zones de vulnérabilité se sont étendues depuis que la COVID-19 a bouleversé les systèmes de santé et la vie des populations dans le monde entier. En 2021, près de 40 millions d'enfants à travers le monde ont été privés de leur dose de vaccin contre la rougeole, ce qui constitue une brèche énorme dans le filet de sécurité collectif que constitue l'immunité de groupe.

La rougeole – la plus contagieuse des maladies évitables par la vaccination, connue des épidémiologistes comme "le canari dans la mine de charbon" pour sa capacité à mettre en évidence la faiblesse des systèmes de santé - fait son grand retour. Durant les trois premiers mois de l'année 2022, le Nigéria a signalé à lui seul 12 241 cas de rougeole.

On ne sait pas combien de ces cas ont entraîné une cécité. Mais au cours de notre entretien, la Dre Dupe Ademola-Popoola, ophtalmologue pédiatrique et professeure d'ophtalmologie à l'université d'Ilorin, nous en a cité au moins un : une petite fille, arrivée à l'hôpital avec une kératomalacie aggravée par la rougeole.

« Si [les patients] arrivent suffisamment tôt, nous pouvons espérer une guérison rapide, en s’occupant tout de suite de la sécheresse de la cornée », explique la Dre Ademola-Popoola. On peut nettoyer et hydrater l’œil, administrer de la vitamine A ainsi que des antibiotiques pour éviter les infections secondaires susceptibles de provoquer des cicatrices. L'objectif est de sauver au moins 50 % de la cornée de l’enfant. Si l’on n’y arrive pas, il faut alors lui trouver une place dans une des écoles spécialisées, mais elles sont rares.

Habib ne peut pas regarder longtemps Ben 10, sa bande dessinée préférée, ou jouer au Ludo avec ses sœurs ; ça lui fatigue trop les yeux. S’il joue au football avec ses amis, il risque de se blesser. « Le médecin m'a dit de faire attention, alors je fais attention », reconnaît-il.

« Une fois ce stade [d'intervention précoce] passé, c'est vraiment difficile, surtout s’il y a déjà une ulcération. Dans le cas de la petite fille en question, l’œil s’était déjà vidé de son contenu ».

À cinq mois, elle était encore trop jeune pour avoir reçu sa première dose de vaccin contre la rougeole. Seule, l’immunité collective résultant d’un taux de vaccination élevé dans la communauté pouvait la protéger. Trop faible, ce bouclier collectif n’a pas fonctionné.

« Les parents ont d'abord cru qu'il s'agissait du paludisme », explique la Dre Ademola-Popoola. Mais, comme l’a raconté sa mère, son bébé a rapidement développé des éruptions cutanées, ses yeux sont devenus opaques et se sont fermés, et sa cornée a tout de suite commencé à fondre », explique le médecin.

Hélas, la petite fille est décédée peu après. Mais même chez les enfants qui survivent à la phase initiale aiguë de cette infection source de cécité, le terme survie ne veut pas dire grand-chose. Les recherches indiquent que, dans les pays en développement, 60 % des enfants qui deviennent aveugles, quelle qu'en soit la cause, meurent dans les deux ans qui suivent. « Certains d'entre eux meurent du même problème [qui les a rendus aveugles], ou ils meurent par manque de soins, ou tout simplement parce que leurs parents ne peuvent pas faire face à la situation », explique la Dre Ademola-Popoola.

Pour les 40 % restants, l'avenir se rétrécit considérablement. On estime que 90 % des enfants aveugles ne vont jamais à l'école.

Habib à la croisée des chemins

Habib Sa'id a eu 11 ans en octobre de cette année et a imploré Allah de lui permettre d’y voir clair - au moins de l’œil qui fonctionne encore.

Habib. Crédit : Royal Ibeh
Habib
Crédit : Royal Ibeh

 

Il est petit pour son âge et parle doucement. Il se déplace lentement et prudemment, par habitude et par nécessité. Il tient à préserver son autonomie. Il refuse poliment qu’on lui prenne la main pour l'aider à se diriger dans un espace public, par exemple. Depuis l’âge de 7 ans, il refuse l'aide de ses parents pour prendre son bain, explique-t-il à VaccinesWork. « Je me débrouille tout seul, mais ce n’est pas facile », reconnaît-il.

Il n'est pas aveugle, enfin pas tout à fait. Son œil droit est irrémédiablement perdu : la cornée est endommagée mais, plus grave encore, le nerf optique est détruit. L'œil gauche, quant à lui, bien qu'opacifié par la cicatrisation de la cornée, conserve une vision correspondant à 20 % de la vision normale.

Sikirat n'a jamais cessé de rechercher l’aide de spécialistes pour son fils. C’est pourquoi la Dre Faderin compte Habib parmi les trois enfants qu’elle va aider à bénéficier d’une greffe de cornée.

Avec cette vision réduite, le monde apparaît à Habib, non pas flou, mais "évanescent". Il incline sa tête par rapport aux objets qu'il regarde, pose sa joue gauche presque parallèlement à la page qu'il lit : « En bougeant l’œil, j’y vois plus clair ». Il est reconnaissant envers Allah, dit-il, de lui permettre de voir encore autant.

Pourtant, ses problèmes de vue le gênent et le limitent dans ses activités. Il ne peut pas lire longtemps Ben 10, sa bande dessinée préférée, ou jouer au Ludo avec ses sœurs ; ça lui fatigue trop les yeux. S’il joue au football avec ses amis, il risque de se blesser. « Le médecin m'a dit de faire attention, alors je fais attention », reconnaît-il.

« C’est plus difficile pour la lecture, car mon œil se met à couler quand je lui en demande trop. J'essaie de ne lire que quelques heures – mais il faut que je lise tous les jours pour réussir mes examens », explique Habib. Malgré sa déficience visuelle, il est scolarisé dans une école ordinaire : « En classe, je suis en compétition avec des enfants qui peuvent voir et lire avec leurs deux yeux », dit-il. C'est néanmoins un bon élève : il est surtout bon en mathématiques et en anglais, mais il est, selon sa famille, excellent dans toutes les matières. Il aime ses professeurs et ils l'aiment bien. Un jour, il voudrait pouvoir être lui-même professeur.

Habib à l’école. Crédit : Royal Ibeh
Habib à l’école. Crédit : Royal Ibeh

Mais pour l'instant, le destin d'Habib est à la croisée des chemins. Il peut déboucher sur l'obscurité totale : les médecins craignent en effet qu’il souffre d’une cataracte à l’œil gauche, le moins atteint, ce qui pourrait compromettre ce qui lui reste de vision.

L’autre issue est incontestablement plus prometteuse. En effet, l’œil gauche pourrait, selon les ophtalmologistes, se prêter à une intervention chirurgicale susceptible de lui rendre jusqu'à 80 % de la vision. Cette voie est cependant semée d'embûches.

Une deuxième chance ?

La Dre Mosunmade Faderin, directrice médicale de l'Eye Bank for Restoring Sight, dont les locaux se trouvent sur le campus du LASUTH à Lagos, a rencontré "beaucoup" d'enfants aveugles suite à la rougeole, mais elle préfère ne pas en préciser le nombre.

Souvent, explique-t-elle, ces enfants perdent la vue en plusieurs épisodes. Ce drame aurait pu tout d’abord être évité par la vaccination, puis par des soins appropriés. La cicatrisation qui entraîne la perte définitive de la vue est souvent accélérée, dit-elle, par l’application de remèdes traditionnels (par exemple du lait de femme ou autres onguents déposés sur les yeux irrités), en-dehors de tout encadrement médical, au lieu de faire appel à un professionnel de santé.

Ce n’est évidemment pas ce qui s’est passé pour Habib. Sikirat n'a jamais cessé de rechercher l'aide de spécialistes pour son fils. C'est pourquoi la Dre Faderin compte le garçon parmi les trois enfants qu'elle va aider à bénéficier d'une greffe de cornée.

« La rougeole a causé des lésions aux deux yeux », explique la Dre Faderin en résumant le cas d'Habib. « L'œil droit a été plus gravement touché, ce qui explique qu'il ne peut pas voir. Quant à l'œil gauche, dont la cornée a été partiellement atteinte, il peut encore voir partiellement. D'après notre diagnostic, nous pensons qu'il peut bénéficier d'une kératoplastie pénétrante ».

Le taux de réussite dépend de plusieurs facteurs, notamment de la surface d'adhérence de l'iris à la cornée, mais on peut raisonnablement espérer la récupération d’une vision de 80 % dans cet œil, dit-elle.

Sans préjuger du résultat de l'opération, on peut dire qu’Habib fait partie d'une petite minorité. Selon la Dre Ademola-Popoola, la transplantation de cornée est encore en "phase précoce de développement" au Nigéria, et les opérations de ce type sont loin d'être courantes.

L'un des facteurs limitants, explique la Dre Faderin, est d'ordre culturel. « Il y a des morts tous les jours au Nigéria, mais les familles des défunts ne nous autorisent pas à prélever la cornée, en raison de leurs croyances culturelles et religieuses : si elles nous font don des yeux de leurs défunts, avec quoi verront-ils lorsqu'ils ressusciteront ? », explique-t-elle.

Cette pénurie locale rend l'opération beaucoup plus coûteuse. Imaginons que le Nigéria reçoive une cornée utilisable ; « Habib n'aurait à payer que l'opération, soit environ 500 000 nairas (1 121 dollars US) ». Actuellement, le coût de la procédure est estimé au double, soit environ 2 500 dollars. Pourtant, ils n’ont pas à acheter la cornée : « Elle ne peut être vendue », souligne la Dre Faderin, mais il faut payer son transport du donneur jusqu’au Nigéria.

Quoi qu’il en soit, c’est beaucoup trop cher. L'opération aurait pu être réalisée en 2019 - une cornée provenant d’un donneur était disponible - mais la famille d'Habib n'en avait tout simplement pas les moyens. En attendant, le temps presse. Selon la Dre Faderin, si l’œil d’Habib continue à se détériorer, les chances de réussite de la greffe vont s'amenuiser. Sikirat semble résignée. « La seule chose que je puisse lui donner maintenant, c'est mon amour et mon attention inconditionnels, ainsi que la meilleure éducation possible ».