Q&R : Comment faire face à la pire crise nutritionnelle depuis plus de 40 ans ?

Le changement climatique, la COVID-19 et l'augmentation du prix des denrées alimentaires du fait de la guerre en Ukraine se combinent pour créer la pire crise alimentaire depuis des décennies. VaccinesWork s'est entretenu avec Simon Bishop, directeur général de Power of Nutrition, sur les raisons de cette situation et sur ce qu’il faut faire pour y remédier.

  • 4 décembre 2023
  • 8 min de lecture
  • par Priya Joi
Remise d'un sac de farine lors d'une distribution gratuite de nourriture.
Remise d'un sac de farine lors d'une distribution gratuite de nourriture.
 

 

Q. Quelles sont actuellement vos grandes interventions ?

R. Notre point de départ, c’est l’amélioration de l’alimentation au cours des 1 000 premiers jours de la vie, sachant que cette période est cruciale pour le développement des enfants. Avec une bonne nutrition, les enfants sont beaucoup plus à même de réaliser leur potentiel et donc d'échapper au cycle de la pauvreté. Dans le cas contraire, on se retrouve avec des enfants qui souffrent d'un retard de croissance, c’est à dire qu’ils sont trop petits pour leur âge et souffrent de déficiences intellectuelles. Ils ont du mal à étudier à l'école et sont 20 % moins productifs à l'âge adulte que les enfants qui ne présentent pas de retard de croissance.

La faim dans le monde est loin de recevoir l'attention et les ressources qu'elle mérite. Nous assistons à la pire crise alimentaire depuis plus de 40 ans.

Nous privilégions les interventions qui correspondent aux meilleurs investissements en matière de nutrition : supplémentation en vitamine A pour les enfants, les femmes enceintes et les jeunes mères, supplémentation en micronutriments pour les femmes enceintes, conseils en matière d'allaitement et traitement des enfants émaciés (souffrant de malnutrition sévère).

Q. Quelle a été l'incidence de la pandémie sur la faim et la malnutrition, et quels ont été ses effets sur les progrès réalisés en matière d'amélioration de la nutrition ?

Le monde a bien progressé au cours des vingt dernières années : au début des années 2000, un enfant de moins de 5 ans sur trois souffrait d'un retard de croissance (poids ou taille inférieurs aux normes établies pour son âge et présence de déficiences intellectuelles) faute d'alimentation adéquate. Ce chiffre est maintenant plus proche d'un sur cinq. Mais nous sommes forcés de constater aujourd'hui que ces progrès risquent d’être réduits à néant, et cela a commencé avec la COVID-19.

À cela s'ajoute l'impact à long terme du changement climatique, comme la sécheresse extrême qui sévit dans la Corne de l'Afrique et laisse des millions de personnes en proie à la faim et à la malnutrition. De plus, le conflit en Ukraine empêche l’exportation des céréales et entraîne une inflation du prix des engrais et des carburants, ce qui augmente encore les coûts de production et de transport, et contribue à faire flamber le prix des denrées alimentaires.

Graphic

La réponse mondiale à la "pandémie" actuelle de famine a été franchement très décevante, et même franchement lamentable. Je reconnais que le monde dispose de peu de marge de manœuvre en raison du conflit en Ukraine et des grandes catastrophes naturelles telles que les inondations au Pakistan et les tremblements de terre en Turquie et en Syrie. Mais la malnutrition mondiale est loin de recevoir l'attention et les ressources qu'elle mérite. Nous assistons à la pire crise alimentaire et nutritionnelle depuis plus de 40 ans.

Il y a déjà sept millions de personnes gravement sous-alimentées en Somalie et 27 millions en Afghanistan. Nous savons que cela se produit en ce moment même et pourtant nous n'y prêtons pratiquement aucune attention.

Nous pouvons nous attendre, dans les prochains moins, à des famines dans de nombreuses régions d'Afrique, et probablement aussi au Yémen et en Afghanistan. Le monde s’apprête à faire ce qu'il fait à chaque fois : il va tarder à réagir et attendre que la famine soit déclarée, quand ce sera trop tard pour intervenir. On compte déjà sept millions de personnes souffrant de malnutrition sévère en Somalie et 27 millions en Afghanistan. Nous savons que cela se produit en ce moment même et pourtant, nous n'y prêtons pratiquement aucune attention.

Q. Quelle est la particularité du fonctionnement de votre organisation ?

Les partenariats sont au cœur de notre méthode de travail, de même que la maîtrise des projets par les pays concernés. Répartis dans 16 pays, nos 22 grands programmes sont tous gérés par des gouvernements. Notre principale fonction en tant qu'organisation consiste à rassembler. Nous rassemblons tout un éventail de donateurs et de responsables des opérations, ce qui permet de concentrer les financements sur un grand programme facilement modulable ; sans nous, il y aurait un grand nombre de petits programmes distincts qui auraient globalement moins d'impact.

Simon Bishop
Simon Bishop, directeur général de the Power of Nutrition

Nous réunissons différents acteurs de différents horizons grâce à notre capacité à rassembler (d’une part pour réaliser de grands programmes et d’autre part pour mettre des fonds en commun et maximiser ainsi l’efficacité). Nous avons des bailleurs de fonds comme la Fondation Bill et Melinda Gates, Cargill, Unilever et le Fonds Rotary, et du côté de la réalisation opérationnelle, nous avons des partenariats avec l'UNICEF, la Banque mondiale, le Programme alimentaire mondial, Save the Children, etc. C'est en réunissant ces partenaires pour mener à bien de vastes interventions fondées sur des données probantes que nous parvenons à obtenir un impact transformateur.

Q. Faut-il également développer ce type d'activités dans d'autres domaines de la santé mondiale et du développement ?

Absolument. Il pourrait y avoir un équivalent de Power of Nutrition dans le domaine de l'éducation, par exemple. Nous avons notamment modifié notre stratégie pour la rendre plus multisectorielle. Ainsi, nos programmes vont inclure des interventions intégrées dans le domaine de la santé - notamment dans le secteur de l'eau, de l'assainissement et de l'hygiène (WASH) – ainsi que dans les domaines de l'éducation et des systèmes alimentaires, car nous savons que la nutrition est liée à l’ensemble de ces secteurs. Nous évoluons dans cette direction sachant que l’impact des programmes multisectoriels est bien supérieur à celui que l’on peut obtenir avec un programme strictement axé sur les systèmes de santé.

Q. Fin 2022, vous aviez contribué à prévenir 600 000 cas de retard de croissance - objectif atteint avec deux ans d'avance. Quels sont les facteurs essentiels qui vous ont permis d'atteindre cet objectif, et de l'atteindre plus tôt que prévu ?

Nous avons atteint cet objectif rapidement grâce à deux éléments, étroitement liés. D'une part, notre pouvoir de mobilisation et, d'autre part, l'utilisation judicieuse des subventions de façon à attirer d'autres types de financement.

Le programme que nous menons en Éthiopie est un bon exemple de notre capacité à rassembler et de son intérêt. Il s'agit d'un programme intégré de nutrition, doté d’un budget de 30 millions de dollars, et financé à hauteur de 2 millions de dollars par le gouvernement. Les partenaires opérationnels sont l'UNICEF et Action contre la faim. Les financements proviennent en partie de nos fonds propres, récoltés auprès de certains de nos partenaires initiaux (le ministère britannique des Affaires étrangères au moment de nos débuts, et la Fondation Children Investment Fund), mais aussi auprès de la Fondation Eleanor Crook, du END Fund et de la Fondation Rotary. C’est ainsi que nous réunissons ces différents partenaires.

Le second élément, c’est l'utilisation judicieuse des subventions. Ainsi, dans le cadre de notre programme pour Madagascar, le gouvernement s'apprêtait à emprunter 14 millions de dollars auprès de la Banque mondiale pour des programmes de nutrition. Nous avons proposé une subvention de 10 millions de dollars à condition qu’elle permette d’atteindre le double du montant du prêt. Au final, le montant recueilli pour le programme a atteint 90 millions de dollars.

Les enfants zéro dose sont généralement issus des communautés les plus pauvres et les plus marginalisées, et ce sont ces mêmes communautés qui souffrent également de carences nutritionnelles.

Nous avons maintenant huit programmes avec la Banque mondiale pour un total de 410 millions de dollars. Il s’est avéré pour six d'entre eux, qu’en apportant des subventions, nous avons incité les gouvernements à consacrer à la nutrition une plus grande part de leur aide internationale au développement. Nous travaillons maintenant avec la Banque islamique de développement pour tenter de reproduire ce modèle. Nous envisageons de faire de même avec la Banque africaine de développement.

Q. C’est avec The Power of Nutrition et Unilever que Gavi a conclu son tout premier partenariat associant nutrition et prévention des maladies. Comment s’est passée jusqu’ici l’intégration de ces programmes ?

Il faut reconnaître que l’intégration est encore insuffisante, alors que les deux secteurs tentent d'aider les mêmes enfants vulnérables. En effet, les enfants zéro dose, qui n'ont reçu aucun vaccin sont généralement issus des communautés les plus pauvres et les plus marginalisées, et ce sont ces mêmes communautés qui souffrent également de carences nutritionnelles. On retrouve le même cloisonnement entre les secteurs de l'eau, de l'assainissement et de l'hygiène (WASH) et de l'éducation.

C'est un scandale. Seul un enfant sur cinq souffrant de malnutrition sévère et sur le point d’en mourir reçoit le traitement dont il a besoin.

Le programme mené avec Gavi en Indonésie vise à aider un million d'enfants en associant le lavage des mains, la nutrition et la vaccination. Nous disposons de plus en plus de preuves montrant que l'intégration de ces interventions constitue une utilisation intelligente des financements et un bon retour sur investissement. En Indonésie, près d'un quart des enfants de moins de cinq ans souffrent d'un retard de croissance, et environ un quart des décès survenant chez les enfants de moins d'un an sont imputables à la diarrhée.

Comment la combinaison de la vaccination, du lavage des mains et de la nutrition pourrait contribuer à lutter contre les maladies

Hand hygiene and nutrition have a vital role to play in improving children’s health. Credit: jacqueline macou from Pixabay

Un nouveau partenariat vise à améliorer la vie des enfants indonésiens grâce à une approche intégrée de la santé.

Pour en savoir plus

Le gouvernement indonésien a fait un excellent travail dans le domaine de la nutrition, domaine auquel il a accordé beaucoup plus d’attention. Ce pays est donc tout indiqué pour tester un partenariat de ce type. Ensuite, nous aimerions mettre en place un partenariat plurinational en Afrique.

Q. À votre avis, qu'est-ce qui pourrait faire la différence dans votre action : l’augmentation du nombre de partenariats, le renforcement de l’implication des pouvoirs publics ou l’accroissement des financements ?

Quitte à être trop simpliste, je dirais que le plus important, c'est l'argent. Au cours des 40 dernières années, environ 1 % seulement des subventions traditionnelles ont été allouées à la nutrition, alors même que tout le monde s’accorde pour reconnaître que c’est un élément fondamental de tous les Objectifs mondiaux. Il y a des interventions qui sont remarquablement efficaces comme la distribution de suppléments de vitamine A et de micronutriments, de même que les conseils en matière d'allaitement et le traitement de l'émaciation. Mais sur cinq sujets qui en ont besoin, un seul en bénéficie.

C'est un scandale. Seul un enfant sur cinq souffrant de malnutrition sévère et sur le point d’en mourir reçoit le traitement dont il a besoin. C'est ce qui se passe actuellement en Somalie et d’autres parties de la Corne de l'Afrique, ainsi qu’au Yémen, en Afghanistan et d’autres pays encore. Ces interventions ne sont pas onéreuses, et il est donc évident qu'il ne s'agit pas seulement d'argent. Nous essayons d'être super-efficaces, de proposer les meilleurs programmes nutritionnels avec l'argent que nous collectons, et de donner des subventions qui permettent aux pays d'emprunter de l'argent. Mais en fin de compte, nous n'avons tout simplement pas assez de moyens et c'est une véritable tragédie.