Les pays du bassin du lac Tchad s’unissent pour endiguer la polio
Une vaste campagne synchronisée de vaccination vise à stopper la circulation du poliovirus de type 2 dans une région où l’insécurité, les déplacements de population et la faible couverture vaccinale menacent les progrès vers l’éradication.
- 27 mai 2025
- 8 min de lecture
- par Nalova Akua

Ndjidda Sali et Fadimatou Hamadou, respectivement boucher et restauratrice dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, ont été confrontés à un dilemme délicat le 24 avril 2025 : fermer boutique pour faire vacciner leurs enfants contre la polio, ou maintenir leurs activités commerciales au risque de rater cette opportunité cruciale. Tous deux ont choisi sans hésiter de privilégier la santé de leurs enfants.
Fadimatou, marquée par les séquelles laissées par la polio dans son quartier de Mayal Ibbe, ne voulait courir aucun risque. « Je ne veux pas que mes enfants soient paralysés un jour », confie-t-elle à VaccinesWork par téléphone, quelques instants après avoir fait vacciner sa fille de deux ans et demi, Aisha Bouba. « Je suis soulagée, car je sais que cette vaccination va la protéger », poursuit cette mère de sept enfants, âgée de 40 ans.
Ndjidda, lui, avoue ne pas connaître les symptômes de la polio, mais il n’en reste pas moins convaincu de l’importance du vaccin pour sa fille de deux ans, Aissatou. « La vaccination est le seul moyen de protéger les enfants. Je sais que le mien sera protégé pour toute la vie », déclare ce père de six enfants.
Une action d’urgence dans une région vulnérable
La première phase d’une campagne nationale de vaccination s’est tenue au Cameroun du 24 au 27 avril 2025, après la détection de plusieurs cas de poliovirus dérivé d’une souche vaccinale de type 2 (PVDVc2). Le ministre camerounais de la Santé publique, le Dr Manaouda Malachie, a averti que l’épidémie exposait tout le pays à un risque accru de propagation.
La campagne a été menée en coordination avec les autres pays du bassin du lac Tchad — le Tchad, la République centrafricaine (RCA), le Nigéria et le Niger —, tous également touchés par le virus. Une seconde phase est prévue pour la fin mai et le mois de juin 2025.
Au cours des douze derniers mois, le PVDVc2 a été détecté dans les eaux usées et chez des personnes infectées dans quatre pays. D’après l’OMS, 210 détections ont été signalées, dont 140 ont entraîné une paralysie. Entre janvier 2024 et mars 2025, le Nigéria a enregistré 122 cas confirmés dans 15 États. La RCA a signalé sa première détection cette année. Au 6 mai, l’UNICEF comptabilisait 19 cas au Nigéria, 18 au Tchad, un au Niger, un au Cameroun, et aucun en RCA.

Crédit : PËV Cameroun
Le Dr Chikwe Ihekweazu, directeur régional par intérim de l’OMS pour l’Afrique, estime que les chiffres observés reflètent à la fois une amélioration de la surveillance et l’impact des ripostes ciblées aux épidémies. « Ces résultats soulignent le risque persistant de transmission transfrontalière et la nécessité urgente d’une action régionale coordonnée », a-t-il déclaré à VaccinesWork. « Le poliovirus de type 2 n’est pas invincible, mais il pose des défis persistants, notamment dans les zones où la couverture vaccinale systématique est faible, où l’insécurité limite l’accès, et où la mobilité des populations est élevée. Dans le bassin du lac Tchad — en particulier au Cameroun, au Tchad, en République centrafricaine, au Niger et au Nigéria —, ces facteurs se combinent pour créer des conditions propices à la circulation continue du virus. »
Le Dr Chikwe se félicite toutefois de la réactivité des systèmes de surveillance et de riposte : « La détection rapide des épidémies et la mise en œuvre de campagnes transfrontalières synchronisées démontrent que ces systèmes fonctionnent et sont bien coordonnés. Nous ne sommes pas face à un échec, mais à la complexité de l’éradication d’un virus dans certains des environnements opérationnels les plus difficiles. Néanmoins, le risque demeure, et une vigilance constante est indispensable. »
Rija Andriamihantanirina, responsable principal de la vaccination pour l’UNICEF en Afrique de l’Ouest et du Centre, identifie plusieurs défis persistants qui contribuent à la circulation du virus dans le bassin du lac Tchad : des mouvements de population transfrontaliers à travers des frontières poreuses, des lacunes immunitaires dues à des programmes de vaccination systématique peu performants, ainsi qu’un contexte d’instabilité géopolitique, de perturbations socioéconomiques et d’insécurité chronique. « Les conflits et les déplacements limitent encore davantage l’accès aux soins de santé et affaiblissent les systèmes de surveillance des maladies, ce qui entrave la détection précoce et la réponse rapide aux épidémies », explique-t-il.
Mais il insiste sur le fait que l’éradication est techniquement réalisable. « Il est tout à fait possible d’interrompre la transmission du poliovirus variant de type 2, comme cela a déjà été démontré ailleurs. Les outils existent : un vaccin efficace, des stratégies éprouvées, et des ressources mobilisées pour accompagner les efforts », a-t-il déclaré à VaccinesWork.
Il rappelle enfin que la transmission de la polio dans le bassin du lac Tchad suit généralement un schéma saisonnier, avec des pics entre juillet et octobre. « Si l’année 2022 a connu un nombre élevé de cas, les années 2023 et 2024 ont été marquées par une circulation plus faible, mais toujours soutenue. »
Course pour vacciner 83 millions d’enfants
La campagne de vaccination synchronisée d’avril 2025, menée dans les pays du bassin du lac Tchad, visait à immuniser plus de 83 millions d’enfants de moins de cinq ans. Les objectifs par pays étaient les suivants : plus de 62 millions d’enfants au Nigéria, 9 millions au Niger, 4 millions au Tchad, 7,7 millions au Cameroun et 2,5 millions en République centrafricaine.
Selon le Bureau régional de l’UNICEF pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, plus de 90 % des collectivités locales (LGA) du Nigéria ont été classées comme ayant atteint des normes de qualité acceptables, ce qui témoigne d’une couverture solide et d’une mise en œuvre efficace de la campagne. Le Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique indique par ailleurs que les vaccinations réalisées au Tchad, au Niger, en République centrafricaine et au Cameroun ont atteint une « couverture élevée », avec une couverture administrative dépassant 90 % dans la plupart des pays.
Dans le district de santé de Deido, situé dans la région du Littoral au Cameroun — où deux cas de PVDVc2 avaient été détectés lors de la surveillance environnementale —, la campagne a été un franc succès. Sur les 88 978 enfants âgés de 0 à 59 mois ciblés, 92 826 ont été effectivement vaccinés, soit un taux de couverture de 107,7 %.
Cela ne signifie pas pour autant que l’opération s’est déroulée sans obstacles. « Les défis rencontrés au cours de cette campagne étaient multiples : des refus catégoriques de certains parents, des directeurs d’écoles maternelles qui ont refusé de transmettre l’information aux familles, et des pluies intenses sur deux des quatre journées de vaccination », explique le Dr Nelle Jembe Christian, chef du district de santé de Deido.
Pour aller plus loin
Le taux de couverture élevé enregistré à Deido reflète une tendance nationale encourageante. Le Dr Njoh Andreas Ateke, secrétaire permanent adjoint du Programme élargi de vaccination du Cameroun, a déclaré que la quasi-totalité des 7 754 399 enfants ciblés à l’échelle du pays avaient été vaccinés lors de cette campagne d’avril.
Le défi de la vaccination transfrontalière
Le Dr Njoh Andreas Ateke souligne que la mise en œuvre d’une campagne de vaccination synchronisée dans la région du bassin du lac Tchad s’est heurtée à d’importants défis logistiques. « Nous avons rencontré des difficultés car peu de nos voisins étaient prêts au moment du lancement de notre campagne ; certains faisaient face à d'autres urgences et ont donc tardé à s’y préparer », explique-t-il à VaccinesWork. « Bien que ces pays n’aient pas vacciné à l’échelle nationale, ils ont mené des activités ciblées dans les zones frontalières avec le Cameroun. Au moins, les districts et communautés riverains ont vacciné en même temps. »
Ces obstacles ne sont pas inhabituels, tempère Rija Andriamihantanirina, de l’UNICEF. L’un des défis les plus pressants, selon lui, reste l’accès limité pour les équipes de vaccination dans les zones touchées par l’insécurité ou les conflits, où il est « extrêmement difficile » d’atteindre les ménages. À cela s’ajoute une demande encore insuffisante : certaines communautés méconnaissent l’importance de la vaccination, ce qui freine la participation.
« Dans certaines régions, les croyances culturelles et les pratiques traditionnelles nourrissent l’hésitation vaccinale », note-t-il. « On observe également une lassitude croissante parmi les communautés et les parties prenantes face à la fréquence des campagnes de vaccination contre la polio, ce qui peut affaiblir l’adhésion. »

Crédit : Tchad Santé
Pour répondre à ces enjeux, le Dr Chikwe Ihekweazu de l’OMS souligne que les pays du bassin du lac Tchad ont renforcé leur collaboration par une planification conjointe et des calendriers synchronisés, afin de garantir qu’aucun enfant ne soit laissé de côté en raison des déplacements transfrontaliers.
En 2024, ces pays ont élaboré un Plan de coordination transfrontalière pour l’éradication de la poliomyélite, actualisé en février 2025 à Abuja pour mieux refléter les réalités du terrain. Ce plan a conduit à la création du Groupe de travail du bassin du lac Tchad, un mécanisme régional chargé d’améliorer la coordination et le soutien technique au Cameroun, au Tchad, en République centrafricaine, au Niger et au Nigéria. Ce groupe opère sous l’égide du Groupe régional de riposte aux flambées de l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (IMEP), avec une base opérationnelle à N’Djamena, au Tchad.
« Les responsables de la santé des pays voisins se réunissent régulièrement pour harmoniser les stratégies, tandis que des efforts de mobilisation communautaire permettent de renforcer la confiance et de lutter contre la désinformation sur les vaccins », explique le Dr Chikwe. « L’utilisation de systèmes d’information géographique (SIG) et d’outils de suivi en temps réel permet aux équipes de suivre la couverture vaccinale, d’identifier les lacunes et de réagir rapidement. Le soutien des partenaires — l’OMS, le Rotary, l’UNICEF et l’IMEP — reste crucial pour garantir la disponibilité des ressources, l’appui technique et un suivi indépendant nécessaires à la réussite de ces efforts. »