Anatomie d’une épidémie : la rougeole frappe l’Inde urbaine
La rougeole a sévi à Thane, près de Mumbai, après la baisse de la couverture vaccinale pendant la pandémie. Des membres de VaccinesWork se sont rendus sur place pour en savoir plus sur ses effets dévastateurs et sur la manière dont les facteurs sociaux ont pu favoriser sa propagation.
- 1 décembre 2023
- 17 min de lecture
- par Maya Prabhu
Au trente et unième jour de son séjour en isolement au sein du Rajiv Gandhi Medical College de Thane, dans l’État du Maharashtra, pour cause de rougeole, Saima, âgée de quatre ans, n’était plus qu’une « petite chose recroquevillée » dans son lit, son souffle gargouillant à travers le tube de trachéotomie situé dans sa gorge, ses yeux faisant la navette entre sa mère et son médecin, et inversement. Quelqu’un lui a apporté un ballon rouge, qu’elle tient à l’aide de sa main en le protégeant.
« Elle va mieux qu’avant », a déclaré le Dr Nishigandha Sonawane, le médecin-chef du service, tandis que le chiffre « 93 » vert fluo clignotait de manière encourageante sur le moniteur d’oxygène au chevet de Saima. « Nous prévoyons de commencer à la réalimenter ».
C’est ce qu’attendait Sariful Nissa, la mère de Saima. Lorsqu’elle pourra enfin nourrir son enfant, dit-elle, elle pourra commencer à cesser de s’inquiéter.
« Nous disposons d’un vaccin contre la rougeole depuis très longtemps. C’est pourquoi, il est réellement triste de constater que les personnes ne se font pas vacciner. Le vaccin était disponible. »
– Dr Shailaja Potdar, professeure associée en pédiatrie à l’hôpital universitaire de Thane
Elle a commencé par avoir de la fièvre et des « boutons » sur la peau, a déclaré le père de Saima, Yahid Shah, un ferrailleur. La mâchoire de l’enfant est ensuite restée fermée, et c’est à ce moment-là que nous l’avons conduite ici, dans ce centre de soins tertiaires géré par le gouvernement.
« Au début, Saima a eu de nombreux épisodes de spasmes, elle ne pouvait pas ouvrir la bouche », explique le Dr Sonawane. Les « boutons » étaient les signes révélateurs de la rougeole ; les spasmes étaient dus au tétanos parfois appelé trismus (constriction des mâchoires), une infection bactérienne qui s’est enracinée et a proliféré dans l’organisme de Saima lorsque son système immunitaire a été affaibli par le virus de la rougeole. « Nous lui avons administré de l’immunoglobuline antitétanique, un vaccin antitétanique et des antibiotiques. Ensuite, une trachéotomie a été pratiquée, en raison de ses difficultés à respirer, et son état s’est progressivement amélioré », a déclaré le médecin.
De l’autre côté de la pièce, deux autres moniteurs brillent en sourdine, diffusant les signes vitaux de leurs patients sous assistance respiratoire : Kanhaiya, un an, qui gémit, porte une canule nasale et souffre d’une bronchopneumonie associée à la rougeole, et Shahban, âgé de 11 mois, qui est arrivé fiévreux et qui souffre de convulsions qui durent une demi-heure. Désormais Shahban est calme, détendu même, grâce à la prise d’antiépileptiques, les yeux comme des demi-lunes pâles.
Une grande partie du reste de la pièce est sombre, les lits ne sont pas faits et sont « stockés ». Nous sommes mi-janvier, à la fin d’une épidémie de grande ampleur qui, au moment du pic du mois de décembre, a rempli le service au maximum de sa capacité.
Au cours des trois mois qui ont suivi la fin du mois d’octobre, 372 enfants ont été hospitalisés au total pour des complications liées à la rougeole dans la région de Thane. 177 des patients les plus sévèrement malades ont été traités ici, plusieurs d’entre eux ayant « oscillé » pendant des semaines à la limite du seuil critique. Deux jeunes enfants, un garçon de presque deux ans et une fille de six ans, sont décédés.
« Dans le passé, nous avons vu quelques cas épars ici et là », a déclaré le Dr Vandana Kumavat, cheffe du service de pédiatrie et qui officie dans le service depuis 28 ans, « mais jamais un phénomène d’une telle ampleur. »
Pour les médecins, quelque peu « exaspérés », l’épidémie aurait pu être évitée.
« Cette enfant n’était pas vaccinée, elle n’était pas vaccinée », n’a cessé de répéter le Dr Kumavat au chevet de Saima. Elle aurait pu parler de la grande majorité des cas de rougeole qu’elle a vus au cours des derniers mois – 150 des 177 cas ont été confirmés comme étant des enfants n’ayant jamais été vaccinés contre la rougeole. Les autres, dont beaucoup n’avaient reçu qu’une première dose de vaccin, avaient souffert d’une « rougeole modifiée », une forme moins grave, a-t-elle précisé.
« À l’époque de la COVID, en raison des confinements et du fait que de nombreux établissements étaient des centres de consultations externes dédiés à la fièvre – dans la pratique, ils traitaient les cas de fièvre – la population avait peur de se rendre dans les établissements de santé, et même là, il y avait des restrictions pour les personnes qui arrivaient ensemble. Ainsi, même si des séances de vaccination ont eu lieu pendant le confinement, les personnes n’étaient pas prêtes à se rendre sur le site de vaccination. »
– Dr Rani Shinde, service de Santé publique de la municipalité de Thane
« Le principal problème a été l’absence de vaccination », a diagnostiqué le Dr Kumavat, ajoutant que la malnutrition était un autre facteur commun aux enfants suffisamment malades pour être admis ici. Elle a raconté avoir supplié les familles des enfants malades de rentrer chez elles et de plaider en faveur de la vaccination. « C’est le message le plus important à transmettre à la société. »
« Nous disposons d’un vaccin contre la rougeole depuis très longtemps » a déclaré sa collègue, le Dr Shailaja Potdar, professeur agrégée en pédiatrie à l’hôpital universitaire, qui nous a rejoints dans le bureau du Dr Kumavat. « C’est pourquoi, il est réellement triste de constater que les personnes ne se font pas vacciner. Le vaccin était disponible », a-t-elle déclaré, plus en colère qu’attristée.
*
Si elle était évitable (du point de vue biomédical, du moins), l’épidémie était également prévisible. L’arrivée fracassante de la COVID-19 a réduit la couverture vaccinale systématique dans le monde entier, rendant des dizaines de millions d’enfants plus vulnérables. « Les conséquences se mesureront en vies humaines », a prévenu Catherine Russell, Directrice générale de l’UNICEF, mi-2022.
Le système de vaccination en Inde, le plus important au monde, a été le plus touché en termes absolus. En 2021, la couverture par la troisième dose des vaccins de base contenant la diphtérie, le tétanos et la coqueluche – un indicateur conventionnel de la couverture vaccinale en général – était en baisse de 6 % par rapport aux niveaux de 2019, la cohorte indienne d’enfants non vaccinés étant estimée à 3,5 millions soit près de 15 % du total mondial. Selon les estimations, 2,71 millions de personnes, contre 1,38 million deux ans plus tôt, ne bénéficient pas de la protection ne serait-ce que d’un seul vaccin.
La rougeole, le virus humain le plus infectieux, devait être la première maladie évitable par la vaccination à réapparaître. « Du point de vue de la lutte contre la maladie, nous savons que la rougeole trouvera des communautés à faible couverture vaccinale ou des personnes sensibles » a déclaré le Dr Peter Strebel, spécialiste de la rougeole, à VaccinesWork lorsque l’incidence de la rougeole à l’échelle mondiale a augmenté de 79 % au printemps 2022.
« Notre épidémie s’est déclarée le 28 octobre », a déclaré le Dr Rani Shinde, du service de Santé publique de la municipalité de Thane. En tant que responsable du programme de Santé reproductive et infantile, le Dr Shinde supervise la vaccination systématique dans la région de Thane. Lorsque nous lui avons rendu visite dans son bureau au siège de la municipalité de Thane, un bâtiment colossal et superficiellement délabré, elle coordonnait également la campagne de lutte contre les épidémies de la ville.
En deux mois seulement, plus de 80 000 doses de vaccins contre la rougeole-rubéole – qu’il s’agisse de la première, de la deuxième ou d’une dose de rappel » – ont été administrées, et le vaccin fonctionne. Les nouveaux cas de fièvre et d’éruption cutanée sont de plus en plus rares.
Thane est un défi en matière de santé publique : la ville est immense, dense, mobile et parsemée d’habitations informelles pauvres. Le recensement mené en Inde en 2011 a établi le District de Thane comme le plus peuplé du pays, et aujourd’hui, Thane demeure une ville de banlieue en plein essor, attirant plus de migrants que Mumbai elle-même.
Mais si l’on se rend à Thane depuis Mumbai – le long de l’autoroute Eastern Express, en passant devant les tours rectangulaires en béton jaillissant d’un sol marécageux et quadrillant le périmètre, comme si, il y a des années de cela, une personne quelque peu distraite avait planté une « ferme de serveurs » dans un marais – il est peu probable que l’on remarque que l’on a quitté une métropole pour entrer dans une autre. Dans la vie comme dans l’économie, les villes se confondent.
Mumbai a été touchée en premier. « Lorsque nous avons appris que Mumbai présentait des cas de rougeole dans une zone en particulier et que des enfants y mouraient, la situation est devenue très alarmante pour nous », se souvient le Dr Shinde. Thane s’est préparée. « Notre objectif était de faire en sorte qu’il n’y ait pas un seul décès à Thane. Il s’agissait de notre objectif. Notre honorable Commissaire a par ailleurs pris le même engagement.
Cent cinquante équipes sanitaires composées de deux personnes, libérées des tâches désormais moins urgentes liées à la COVID, ont parcouru la ville, frappant aux portes, à la recherche de « cas de fièvre avec éruption cutanée ». « Nous avons dit que si des cas se présentaient, nous les prendrions pleinement en charge », se souvient le Dr Shinde. Ces cas sont apparus : entre le 19 novembre et la mi-janvier, 1 294 patients suspectés d’avoir contracté la rougeole ont été découverts dans la zone de l’épidémie et pris en charge. Elle a tapoté du doigt le chiffre indiqué sur une feuille imprimée. « Ceci a été rendu possible grâce au travail des équipes sur le terrain », a-t-elle déclaré.
« Nous avons eu deux décès à Thane », reconnaît-elle toutefois, dépitée. « Mais nous avons déployé beaucoup d’efforts.
À Thane, comme ailleurs, le « filet de sécurité » de la vaccination a subi des dommages importants au cours des deux dernières années. « À l’époque de la COVID, en raison des confinements et du fait que de nombreux établissements étaient des centres de consultations externes dédiés à la fièvre – dans la pratique, ils traitaient les cas de fièvre – la population avait peur de se rendre dans les établissements de santé, et même là, il y avait des restrictions pour les personnes qui arrivaient ensemble. Ainsi, même si des séances de vaccination ont eu lieu pendant le confinement, les personnes n’étaient pas prêtes à se rendre sur le site de vaccination », a-t-elle déclaré.
L’arrivée des vaccins contre la COVID a apaisé l’anxiété sociale, mais la campagne d’administration a mobilisé le temps et l’attention d’un système de santé déjà très sollicité. Globalement, a déclaré le Dr Shinde, la vaccination systématique est devenue « quelque peu subsidiaire ».
« Après avoir vécu cette épidémie de rougeole, il n’est pas impossible que nous soyons confrontés à d’autres maladies infectieuses », a prévenu la pédiatre, autour d’une tasse de thé dans son bureau. « Diphtérie, coqueluche. Nous avons découvert quelques cas de tétanos parce que les gens n’avaient pas été vaccinés. Nous devons être vigilants. »
– Dr Vandana Kumavat, cheffe du service de pédiatrie, Rajiv Gandhi Medical College
Mais plus récemment, la ville dans son ensemble a fait des progrès considérables pour combler ses lacunes en matière d’immunité. Le Dr Shinde pense que la plupart des quartiers de la ville étaient déjà bien avancés en matière de rattrapage des vaccinations avant l’apparition de l’épidémie. Mais quelques poches critiques se sont révélées résistantes aux efforts du département de la santé.
« L’épidémie que nous observons se produit dans une région bien particulière, où il existe des différences entre les communautés », a expliqué le Dr Shinde avec prudence. « Il y a certaines confessions que des communautés spécifiques pratiquent dans ces régions. En matière de vaccination systématique, la couverture vaccinale y est également plus faible. Et à l’époque de la COVID, il [le déficit de vaccination] s’est creusé davantage, si bien que des épidémies sont apparues dans cette région en particulier. »
La zone en question est Mumbra, ou Mumbra-Kausa si l’on veut se concentrer sur l’épicentre, une enclave à majorité musulmane installée de manière informelle dans un État à minorité musulmane.
Même avant la pandémie, la population de Mumbra avait la réputation d’être hésitante à l’égard des vaccins. Lors d’une campagne de vaccination contre la rougeole et la rubéole en 2018, le Dr Shinde m’a expliqué que la majeure partie de Thane avait atteint une couverture de 90 %, tandis que Mumbra était « à la traîne » avec un taux vulnérable de 40 %.
La difficulté réside en partie dans la nature « transitoire » de la population, qui comprend un grand nombre de migrants pauvres originaires d’autres États. Dans les immeubles délabrés de Mumbra, les voisins peuvent ne pas se connaître entre eux ; ils peuvent ne pas savoir, par exemple, lorsqu’un agent de santé de la communauté vient frapper à leur porte, que leur voisine a récemment accouché. Le Dr Shinde a expliqué que des liens sociaux solides facilitent le travail dans le domaine de la santé communautaire. Les populations « qui vont et viennent » sont difficiles à atteindre.
L’accès est une autre difficulté. En raison de complications liées à la planification – les terrains sont rares et la majeure partie de Mumbra n’est « pas officielle » – le nombre de centres de santé est inférieur à ce qui serait nécessaire pour desservir une population de cette taille. En outre, le département de la santé publique a eu du mal à recruter des agents ASHA locaux (militants de la santé sociale agréés), les femmes indiennes en première ligne en matière de santé communautaire, dont l’importance n’est plus à démontrer. Selon le Dr Shinde, cela est dû à des « habitudes » culturelles. Selon elle, les femmes musulmanes sont plus souvent « cantonnées » à la maison que leurs homologues hindoues.
Mais ce qui est également évident, c’est qu’un dangereux déficit de confiance s’est creusé entre les communautés de Mumbra et les organes en charge de la santé de l’État.
« Nous irons au plus profond de Mumbra ; j’estime que c’est important », a déclaré le Dr Shinde, alors que nous roulions le long de Thane Creek dans son véhicule officiel, une petite camionnette. La municipalité de Thane entamait alors le troisième mois de sa colossale campagne de vaccination contre les épidémies, et le Dr Shinde – souriante, pragmatique, presque intimidante par ses capacités – mettait tout en œuvre pour couvrir Mumbra.
Deux maulanas ont été recrutés pour souligner l’importance de la vaccination lors des prières du vendredi ; l’honorable Commissaire de la municipalité de Thane lui- même – un haut fonctionnaire des services administratifs indiens nommé Abhijit Bangar, de l’avis général un camarade apprécié et engagé dans la lutte contre l’épidémie – a participé à des réunions pour souligner l’engagement de la ville auprès des membres du conseil municipal de Mumbra. (« Si l’honorable Commissaire est sur le terrain, l’impact est différent », a observé le Dr Shinde).
Elle m’a montré un groupe WhatsApp qu’elle avait créé, intitulé « Mission Kick to Measles! », qui permettait au Dr Shinde – qui occupe une place importante dans la pyramide anonyme du personnel de santé – d’être directement disponible auprès du personnel sur le terrain dans les zones touchées par l’épidémie. Un Google Doc a été conçu pour la collecte de données en temps réel, un moyen d’aller plus loin que les mécanismes de signalement officiels. « Les gens sont très motivés », a-t-elle déclaré, « l’idée de faire vacciner absolument tous les enfants est revenue sur le devant de la scène. Je suis optimiste à ce sujet. »
En deux mois seulement, plus de 80 000 doses de vaccins contre la rougeole- rubéole – qu’il s’agisse de la première, de la deuxième ou d’une dose de rappel » – ont été administrées, et le vaccin fonctionne. Les nouveaux cas de fièvre accompagnée d’éruption cutanée sont de plus en plus rares, un ou deux par jour désormais, et, comme je l’avais constaté moi-même un jour plus tôt, le service d’isolement d’urgence pour les cas de rougeole tend à perdre de son utilité.
Pour aller plus loin
Mais si le Dr Shinde s’est sentie suffisamment confiante pour déclarer l’épidémie « sous contrôle », la région de Mumbra-Kausa demeure un sujet de perplexité. « Ce qui me dérange, en tant que professionnelle chargée de ce programme, c’est que les cas qui se présentent proviennent uniquement de cette région », a-t-elle déclaré. « Des refus subsistent, bien que nous allions leur fournir des explications deux, trois fois. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas en mesure d’atteindre une couverture vaccinale de 100 % dans cette région.
Nous devons comprendre ce qui les retient. Même moi, en tant que responsable du programme, je ne comprends pas exactement de quoi il s’agit. »
Le centre de santé de Kausa est petit, il s’agit d’un simple bâtiment de deux étages, éclipsé par des blocs d’immeubles en forme de tours de Jenga, avec des touffes d’herbe jaillissant des joints de béton non plâtrés et qui laissent sceptiques.
Selon le Dr Hemangi Ghode, responsable du centre de santé, son personnel est au service de 162 207 personnes et reçoit plus de 200 patients chaque jour. C’était le jour consacré aux soins prénatals et, au rez-de-chaussée, une file d’attente de femmes enceintes passait devant une longue file d’attente pour le dispensaire de médicaments contre la tuberculose.
À l’étage, Neeta Kadam, infirmière sage-femme généraliste, se trouvait dans la chambre froide pour trier les stocks de vaccins. Neeta Kadam consulte son registre : ce matin-là, elle avait envoyé 85 doses de vaccins contre la rougeole-rubéole avec six équipes de sensibilisation différentes.
La question de savoir si ces doses allaient toutes être utilisées a suscité un large sourire. « Dans cette zone, quel que soit le vaccin que l’on souhaite introduire, c’est difficile », a-t-elle déclaré. La rumeur la plus répandue et la plus obstructive, selon elle, est que les vaccins rendent stériles, qu’ils ont été conçus pour « empêcher la communauté de se développer. »
Nous nous sommes rendus sur le site d’une séance de vaccination, celle-ci était organisée dans la cour de la maison d’un membre du conseil municipal de Kausa. Jusqu’à présent, la matinée a été plutôt calme, a déclaré Vaishali Khiran : Nous pouvons en espérer huit, mais il y en aura moins. » Mithali Nilekar, militante ASHA, esquisse un sourire et explique : « Ils ne se font pas vacciner. Ils disent que les enfants meurent de la vaccination. » Elle a régulièrement tenté de corriger cette idée fausse, en expliquant comment les vaccins produisent une immunité protectrice, mais les réactions ont été mitigées. « Certains me croient, d’autres non », a-t-elle déclaré.
Le parent suivant à arriver était Saira Azmer Unissa, 32 ans, originaire de l’Uttar Pradesh, un État du nord du pays, qui avait été « mobilisée » inutilement : sa « Carte de mère » confirmait que ses enfants étaient à jour dans leurs vaccins.
Avant de partir, elle s’est assise à l’ombre pendant un moment et a entamé une discussion amicale avec le Dr Shinde, qui a rapidement tenté de la recruter pour rejoindre les rangs des militants ASHA. Unissa rit – loin de chez elle et avec cinq enfants, elle n’a déjà pas assez de temps en l’état actuel des choses. De plus, elle espérait pouvoir quitter Mumbra-Kausa. Son logement est minuscule, dit-elle, et l’eau est régulièrement coupée.
Imam Uddin Shah, 27 ans, professeur particulier, dont le sourire ébloui laisse peu de place au doute quant au fait que son bébé de deux mois, Hamza, est son premier enfant. Il fait doucement taire le petit garçon lorsque la piqûre de l’aiguille le fait pleurer.
Shah l’a emmené se faire vacciner, a-t-il dit, « parce qu’il faut garder confiance dans le gouvernement. » La confiance dans le gouvernement s’est traduite, semble-t-il, par une confiance dans la vaccination.
Masira Shaikh a suggéré que l’inverse pourrait également être vrai. Elle avait entendu parler de l’épidémie et avait amené son fils d’un an et demi pour qu’il reçoive sa deuxième injection de vaccin contre la rougeole-rubéole. Elle avait repoussé l’échéance : le jeune garçon avait eu de la fièvre pendant trois jours après sa première dose, ce qui l’avait rendue un peu nerveuse. Pendant ce temps, autour d’elle, la méfiance à l’égard des vaccins semblait s’accroître. Depuis quelques années, elle entendait des rumeurs de campagnes de contrôle de la population sous la forme de cheval de Troie.
« Cela est dû aux... guerres froides... entre les communautés », dit-elle en recherchant pendant un petit moment une expression appropriée.
*
Le mythe du contrôle de la population est réapparu lorsque nous avons rendu visite à une soi-disant « famille du refus » dans une tour en ciment brut proche de l’avant- poste de vaccination. Le Dr Shinde frappe à la porte et Irshad Khan, 36 ans, employé dans le commerce, ouvre. Sa femme, Dinaz, se tient à ses côtés dans l’embrasure de la porte de leur maison, composée d’une seule et même pièce. Derrière eux, le petit Usman est allongé sur le lit, riant adorablement tout seul.
Les autres enfants ont été vaccinés, dit Dinaz, mais pour Usman, « Nous ne l’avons pas fait [vacciner] parce que nous avons eu peur ». Irshad avait entendu dire sur le marché et sur WhatsApp que l’enfant deviendrait stérile.
Le Dr Shinde a alors parlé chaleureusement et rapidement : « Vous ne l’avait pas fait vacciner parce que vous avez eu peur. Mais vous devez savoir que nous recevons les vaccins du gouvernement indien. Nous administrons le même vaccin à tout le monde. Ce n’est pas comme si un vaccin différent était envoyé à Mumbra ou à Panch Pakhadi à Thane. Le même vaccin est administré partout. Il serait réellement difficile de fabriquer des vaccins différents pour des personnes différentes ! »
Elle leur a parlé de ses propres enfants, des jumeaux âgés de quatre ans. « Pourquoi je souhaite vacciner mes enfants ? », s’est-elle demandée puisque Dinaz et Irshad ne semblaient pas disposés à le faire. « S’ils contractent la maladie, cela ruinera leur vie ! » Elle leur a parlé des études scientifiques, de l’Organisation mondiale de la Santé et de ses recommandations, et les a mis en garde contre les rumeurs sur WhatsApp qui n’ont aucun sens.
Lorsque nous sommes partis, elle semblait découragée. « Nous ne pouvons pas toujours passer autant de temps à expliquer les choses », a-t-elle déclaré. « Nous avons passé quinze minutes avec eux et bien qu’il dise qu’il viendra, je ne suis pas certaine qu’il le fera. » Pour elle, la méfiance à l’égard du système de santé semble être un vote pur et simple en faveur du danger plutôt que de la sécurité. Lorsqu’il s’est agi de ses propres enfants, me dira-t-elle plus tard, elle a accordé sa confiance au médecin traitant comme si elle était une profane et non un médecin. Est-ce trop demander ? Semblait-elle vouloir dire.
Mais ces dernières années, l’importante minorité musulmane en Inde s’est trouvée de plus en plus marginalisée. À Mumbra-Kausa, les courants nationaux troublés semblaient très proches de la surface. Un habitant hindou de Mumbai m’a dit lorsque j’avais mentionné que je me rendais à Mumbra, « C’est comme un ventre mou » ; ailleurs à Thane, les mots « ils » et « eux » semblaient être au cœur des conversations à propos du voisinage.
Dans un article paru en 2015 dans le quotidien national The Hindu, l’écrivain Basharat Peer l’identifiait comme le plus grand ghetto musulman en Inde, et a retracé ses origines traumatiques. « Les émeutes qui ont eu lieu à Mumbai (appelée Bombay à l’époque) en décembre 1992, qui ont tué en grande majorité des musulmans de Mumbai, et les attentats à la bombe commis en représailles par la pègre musulmane en janvier 1993 ont reconfiguré la géographie sociale de la ville », écrit-il. Du jour au lendemain, la ville de Mumbra, située à une distance relativement sûre du conflit et qui ne comptait à l’époque que 45 000 habitants, essentiellement musulmans, a pris de l’ampleur. Lors du recensement de 2011, sa population avoisinait le million d’habitants – une ville en soi, construite dans un élan de violence majoritaire.
En d’autres termes, il me semblait évident que le mythe de l’infertilité était l’expression irrationnelle d’un sentiment d’insécurité plus profond et compréhensible.
La tragédie réside dans l’ironie : le mythe auto-protecteur contre les vaccins finit par mettre la vie en danger.
Arhad Khan, originaire de Kausa, n’avait pas encore deux ans lorsqu’il est tombé malade mi-novembre. Sa respiration est devenue difficile, mais sa famille s’est méfiée des cliniques publiques, tout comme elle s’était méfiée de la vaccination, et a déclaré qu’elle préférait attendre qu’un médecin privé vienne l’ausculter. Son état a rapidement empiré.
Le 23 novembre, après de longues discussions pour convaincre sa famille, selon le Dr Hemangi Ghode, et trop tard, selon le Dr Vandana Kumavat, il a été admis à l’hôpital Rajiv Gandhi Medical College, où il a été intubé. Le 27 novembre, il est décédé des suites d’une bronchopneumonie liée à la rougeole, d’une septicémie et d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA).
Sa grand-mère, Rakhiya, a expliqué qu’il était un petit garçon enjoué, agité et brillant, peu enclin à rester assis sur ses genoux et fasciné par le football. Il pouvait taper dans un ballon jusqu’au bout du couloir – elle fit un geste vers le corridor commun – et il connaissait déjà tout son alphabet.
Rakhiya est restée entre la porte de sa maison et le cadre de la porte, bloquant l’entrée et affichant clairement qu’elle était sur ses gardes. Plus tard, le Dr Ghode et le Dr Shinde m’ont dit qu’elles pensaient qu’elle « protégeait » d’autres enfants à l’intérieur, à l’abri du regard des agents de santé.
La conversation a pris une tournure tendue. « Pouvez-vous me ramener mon enfant ? » a demandé Rakhiya avec colère. Il semblait qu’elle ait regretté son admission à l’hôpital, estimant que cela avait amoindri ses chances de survie.
L’accusation implicite a blessé le Dr Shinde, qui était abattue sur le trajet du retour vers le centre de Thane, murmurant à propos de « doutes à la con ». « Ces situations sont décourageantes », a-t-elle déclaré. « Je comprends ses sentiments, mais les choses ont été faites en toute bonne foi pour l’aider. »
Elle craignait, bien entendu, que le doute ne se propage. Contrairement à la rougeole, il est difficile de se prémunir contre la méfiance.
Elle a fini par se reprendre. « Quelque chose en moi me dit : non, ce sont de pauvres gens. Il faut travailler avec dévouement », a-t-elle déclaré.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu un message du Dr Kumavat sur mon téléphone. « Saima Shah, 4 ans, atteinte du tétanos et de la rougeole, va beaucoup mieux », m’a-t-elle écrit. « Nous avons commencé à l’alimenter par voie orale. »
Une semaine et demie plus tard, j’ai reçu un autre message. Il s’agissait d’une photo de Saima : toute menue, le visage sérieux, mais se tenant debout, un gros sparadrap à la place du tube de trachéotomie. « Saima est sortie de l’hôpital la semaine dernière », pouvais-je lire sur le message qui accompagnait la photo.
Cette épidémie est terminée. Mais le risque d’une nouvelle épidémie subsiste. « Après avoir vécu cette épidémie de rougeole, il n’est pas impossible que nous soyons confrontés à d’autres maladies infectieuses », a prévenu la pédiatre, autour d’une tasse de thé dans son bureau. « Diphtérie, coqueluche. Nous avons découvert quelques cas de tétanos parce que les gens n’avaient pas été vaccinés. Nous devons être vigilants. »